Renouer avec un peu de transcendance collective

« Pour comprendre le sentiment très profond remué par la mort du pape Jean-Paul II il faut distinguer le bruit médiatique de l'écho identitaire : les Européens se sont découverts historiquement chrétiens. C'est l'attachement à un cadre historico-politique dont le catholicisme est un pilier. On n'enterre pas dix siècles d'histoire en quelques décennies de technocratie pleine de bons sentiments. Et ceux qui ont le plus besoin du discours religieux dans l'espace public sont les gouvernants eux-même, frappés par la trivialisation de leur fonction qui les transforment en super-chefs de la Sécurité sociale. La politique ne peut pas se réduire à une transaction d'intérêts, il s'agit aussi de condition humaine, de destin collectif. Le discours religieux permet de renouer avec un peu de transcendance collective. »
Marcel Gauchet, Le Figaro Magazine, 6 mai 2005

Ségolène Royal incarne la sortie du mitterrandisme

Entretien avec Marcel Gauchet Libération, 28/11/2006

Le philosophe Marcel Gauchet, philosophe, historien et rédacteur en chef de la revue le Débat des idées, revient sur l'investiture de Ségolène Royal comme candidate du Parti socialiste à la présidentielle, qui acte, selon lui, «la décomposition du mitterrandisme». Il explique la percée de la candidate PS par sa capacité à saisir la crise d'autorité qui travaille la société française.

Quel bilan tirez-vous de la désignation de Ségolène Royal?

Marcel Gauchet — La première chose est que la procédure démocratique a su réguler le choc des personnalités, par rapport à une phase initiale de déchaînement anarchique des ambitions. Cela a été porté au crédit du Parti socialiste, au point que la droite se sent maintenant un peu morveuse avec son vieux système plébiscitaire gaulliste. Le second point est que Ségolène Royal s'est révélée à l'épreuve des balles. Tout ce qui avait pu apparaître aux yeux des initiés comme des signes d'amateurisme n'affecte pas son image dans le grand public, à commencer par les militants socialistes.

Parce qu'elle incarne une figure de renouvellement ?

M. G. — Plus exactement, je dirais qu'elle incarne la décomposition du mitterrandisme. On s'attendait à ce que la sortie du mitterrandisme se fasse par la doctrine. Or, une telle rénovation intellectuelle était en fait assez improbable. Le «droit d'inventaire» de Jospin a vite tourné court. Comme tout parti, le PS a eu peur d'ouvrir la boîte de Pandore des révisions idéologiques, dont on ne sait jamais jusqu'où elles peuvent conduire, et a préféré s'en tenir à une doctrine qui a montré sa capacité à gagner des élections. Il est toujours très difficile de s'arracher à une recette qui a fonctionné. C'est par une voie de contournement que l'affaire s'est faite. Elle s'est jouée sur le terrain de l'image et du symbole, et par l'incarnation dans une personne singulière. Ségolène Royal se situe ailleurs, elle ne cherche pas à réviser l'héritage mitterrandien, elle représente une autre manière de faire. A l'attente de voir la page tournée, elle répond par ce qu'elle est. Le phénomène montre à quel point l'esprit du système présidentiel est entré dans les têtes. Autour de sa personne est en train de se produire un processus de catalyse politique qui, quelle que soit l'issue du scrutin présidentiel, sera difficile à arrêter.

Quels sont les ressorts de ce processus ? Le fait qu'elle soit une femme ? Sa capacité à ne pas parler comme les autres dirigeants socialistes ?

M. G. — «L'effet femme» est indiscutable. Il a un côté expérimental : on a tout essayé, sauf une femme. Essayons ! Mais il va bien plus loin. Il relève d'un phénomène culturel et même anthropologique. Lors des débats, Ségolène Royal a littéralement ringardisé ses compétiteurs. Quelque chose du vieux style masculin d'autorité ne passe plus. Sarkozy a du souci à se faire, de ce point de vue. Ses postures de matamore sont à revoir. Mais la véritable force politique de Ségolène Royal réside dans le fait qu'elle est la seule à avoir saisi la profonde crise d'autorité qui travaille la société française. Elle a pris la juste mesure du scepticisme qui règne dans le pays à l'égard de la prétendue compétence de la classe dirigeante. L'arrogance du discours technocratique dissimule de plus en plus mal l'incertitude des résultats et la faiblesse du pouvoir. Qui ne voit que nous sommes gouvernés par des gens qui, derrière leurs grands airs, ont le trouillomètre à zéro ­ à l'image de Jacques Chirac, ce radical-socialiste qui a peur de son ombre ? Quand Ségolène Royal dit qu'elle n'a pas de certitudes, elle échappe à la malédiction du rôle de «monsieur Je-sais-tout» dans lequel les hommes politiques se sont laissés enfermer et qui n'est plus crédible. En admettant sans rechigner qu'elle n'a pas toujours la solution, elle manifeste un rapport plus sain à la réalité. Et comme en même temps elle apparaît très capable de fermeté, elle dessine une autre image du pouvoir, probablement beaucoup plus en phase avec les aspirations populaires. On discute d'abord, mais quand on a décidé, on s'y tient.

Ségolène Royal va-t-elle devoir sortir du flou de ses propositions ?

M. G. — C'est la grande inconnue : pourra-t-elle tenir jusqu'à l'élection en se contentant de lancer des signaux d'opinion et d'indiquer des voies ? Après tout, peut-être. Elle vient d'en donner l'exemple, avec son idée d'une campagne participative décentralisée. «Décentralisation» sera probablement l'un des maîtres mots de sa campagne, avec sa promesse d'élargissement du pouvoir de proximité. Le thème a l'avantage d'attirer à la fois l'intérêt des citoyens... et le soutien des féodaux socialistes, auxquels cette perspective ne peut que sourire. Elle risque d'avoir plus de mal sur le social. L'Etat-providence est diabolique de complexité. Les questions de société demandent beaucoup de doigté. Le danger, sur ce terrain ­ on l'a déjà vu avec son blog et son fameux livre participatif, qui est resté en plan ­, est l'enlisement dans une succession de propositions très difficiles à rendre cohérentes entre elles. Tout dépendra de sa capacité de se saisir de quelques points déterminants, où elle peut marquer des points. Par exemple, la justice, l'hôpital, l'éducation ­ même si, sur ce sujet, elle s'est créée toute seule des obstacles. Au fond, elle a intérêt à traiter le système social par bouts plutôt que de le prendre comme un bloc. C'est moins glorieux sur le papier, mais cela peut illustrer le refus d'une politique parachutée d'en haut.

Certains commentateurs annoncent déjà qu'elle ne peut que s'effondrer...

M. G. — Cette réaction est à la mesure de l'inconnu de la situation. La gauche s'est toujours différenciée de la droite par son ambition programmatique. Ségolène Royal échappera difficilement à cette logique de l'offre. Il se peut que, en sortant de ses ambiguïtés, cette candidate hors norme soit vouée à se banaliser... et à se révéler pas très performante en tant que candidate classique. Il se peut aussi qu'elle trouve un chemin nouveau. L'issue est imprévisible. Une seule chose est sûre : le rejet de la politique traditionnelle est tel que les Français paraissent prêts au saut dans l'inconnu.

Propos recueillis par Eric AESCHIMANN

Pourquoi le patriotisme est interdit

Entretien avec Marcel Gauchet Le Point, 17/08/2006

Quand vous observez la frénésie autour du Mondial, n’avez-vous pas l’impression que la France, ce n’est plus que le nom d’une équipe de football ?

Marcel Gauchet. — L’enthousiasme autour des exploits sportifs est le révélateur d’un interdit. Les peuples n’ont le droit d’exprimer leur patriotisme, d’ailleurs bon enfant, que dans le domaine du sport, alors que cela leur est interdit partout ailleurs. Selon la doctrine officielle, en effet, il ne doit plus être question d’intérêt national, car les nations, c’est le nationalisme, et le nationalisme, c’est le péché mortel.

Pourquoi les élites ont-elles instauré cet interdit ? Par souci d’éviter les guerres ou pour un intérêt bien compris ?

M. G. — La volonté d’échapper aux malheurs de l’histoire européenne a été salutaire. Mais nous avons affaire à un phénomène plus récent et d’une autre nature, où il ne s’agit plus seulement de désarmer les nationalismes - très bien -, mais de dépasser les nations. Cela au nom d’une idéologie qui s’est développée dans les années 80 et 90 et qui a pris deux formes. A gauche, l’idéologie des droits de l’homme a pris la relève de l’internationalisme prolétarien, tandis qu’à droite est apparu un néolibéralisme économique fou. Je ne suis pas de ceux, comme vous savez, qui sont hostiles au libéralisme, mais ce nouvel inégalitarisme porté par un capitalisme sans frontières me semble intenable. Il est pire, d’ailleurs, dans sa version européenne que dans sa version américaine.

La société est plus inégalitaire aux Etats-Unis, pourtant.

M. G. — C’est vrai, mais aux Etats-Unis le libéralisme est compensé par le sens de l’appartenance nationale. A chacun de faire ses preuves, mais dans le cadre d’une communauté d’égaux. Regardez, Warren Buffett donne sa fortune, car s’il trouve normal de gagner de l’argent il ne veut pas d’une caste d’héritiers sans mérite. Quand Antoine Zacharias [ex-PDG de Vinci] donnera son argent à l’abbé Pierre, on en reparlera ! La nouvelle religion de l’inégalité promue par les élites européennes réduit la valeur de l’homme du commun à rien. Elle les délivre de l’obligation de contribuer au bien de leurs pays.

Comment tenir un discours national ?

M. G. — L’évolution que je viens de décrire n’a rien d’inéluctable. Elle est le produit d’une conjoncture. Elle suscite déjà des réactions violentes des populations. Il va bien falloir retrouver le sens du pacte social. De là à instaurer à nouveau le « plébiscite de tous les jours », façon Renan... La formule est belle, mais pas très opératoire. Le plébiscite de tous les jours n’existe pas. Les processus de construction de l’identité collective sont essentiellement inconscients.

Sur quoi alors fonder le consensus politique ?

M. G. — Sur le sens des identités produites par l’Histoire, justement. Tous les pays ne se gouvernent pas de la même manière. La compréhension de la liberté n’est pas identique en Grande-Bretagne, en Allemagne ou en France. L’économisme a engendré des technocraties aveugles, qui ne connaissent qu’une seule recette et ignorent l’enracinement historique des pratiques collectives. Or les peuples veulent la continuation de leur histoire.

Si demain un dirigeant du pays vous demande comment procéder concrètement...

M. G. — La première tâche est de clarifier les choix collectifs. L’impuissance est fille de la confusion. Je prends l’exemple des services publics. Les libéraux formulent une critique juste en disant que les agents se sont appropriés les services publics aux dépens des citoyens.. Ils en tirent une conclusion hâtive en prônant leur liquidation. De l’autre côté, les « républicains », au nom d’une défense juste du principe du service public, justifient tous les abus. Pour avancer, il faut sortir de ces querelles de fous. S’agissant de l’éducation, c’est la même chose, le blocage intellectuel est complet.

Les médias n’y sont pas étrangers, avez-vous dit avant l’entretien.

M. G. — C’est exact, les médias ne contribuent pas à l’éclaircissement du public, car ils sont très idéologiques. Les journalistes n’ont pas de doctrine, mais ils se croient les défenseurs des grands principes, spécialement en France. Ils empêchent que toute une série de questions soient posées. Il n’est pas excessif de parler de censure.

La censure, diable !

M. G. — Il n’est pas possible de suggérer que l’immigration pose des problèmes sans être taxé de « lepénisme » ou de fascisme. Regardez ce qui s’est passé avec l’Europe. Le débat sur l’élargissement a été interdit. Résultat : le refoulé a fait retour au moment du référendum sur la Constitution européenne, en dépit des injures et du mépris. De la même façon, il est presque impossible de mettre en doute les vertus du libre-échange sans être disqualifié d’avance. Pourtant, l’état de nos économies devrait susciter quelques questions. Mais non. Naturellement, vous avez le droit d’être trotskiste. Vous êtes alors un marginal toléré. Mais si vous prétendez parler en responsable, c’est inadmissible.

Si ce que vous dites est exact, pourquoi un homme ou une femme politique intelligent, même cynique, ne pose-t-il pas les problèmes dans ces termes, ne serait-ce que pour plaire à l’électorat ?

M. G. — Parce qu’il y a une physique politique. Les thèmes rejetés sont appropriés par les démagogues d’extrême droite et d’extrême gauche. Leur traitement raisonnable dans l’espace politique normal devient inaudible. Voilà pourquoi notre société politique est bloquée..

Pour clore cette interview, je vous propose un petit jeu intellectuel. Dites-moi du tac-au-tac ce que vous évoquent ces noms. D’abord, Jacques Chirac ?

M. G. — Je ne vois qu’un mot : le naufrageur. C’est un très brave homme, très sympathique, mais totalement déconnecté de la réalité depuis trente ans. Formé dans la technocratie gaulliste, il y a longtemps qu’il ne comprend plus grand-chose à ce qui se passe. Il compense par un opportunisme intégral. Sa façon de faire de la politique est usée jusqu’à la corde, mais elle influence toute la classe politique française.

Nicolas Sarkozy ?

M. G. — Le même opportunisme en plus jeune, avec toutefois l’avantage d’une autre formation. Sarkozy n’est pas énarque, mais avocat. Cela en fait notre seul homme politique qui écoute ce qu’on lui dit. Un avocat essaie de comprendre un dossier, tandis qu’un énarque sait déjà. Comme Chirac, il croit qu’il ne faut pas être contrariant. Les gens veulent de la rupture libérale ? Qu’on leur donne de la rupture. Ils exigent plus d’autorité de l’Etat ? Donnons-leur plus d’Etat. La recette a ses limites.

Villepin ?

M. G. — Il incarne la malédiction française. Au départ, cet homme a tout pour plaire, il sait, lui, ce qu’est la France, il donne l’impression d’avoir compris ce dont le pays a besoin, et soudain tous ses atouts se retournent contre lui. Une occasion manquée.

Ségolène Royal ?

M. G. — Un mystère. Le mystère qu’une créature du sérail mitterrandiste se trouve être l’incarnation du renouvellement à gauche. Cet espoir n’est compréhensible qu’en fonction de l’idée selon laquelle « on a tout essayé sauf les femmes ». Le problème est que le changement pourrait bien n’être à l’arrivée que la même chose au féminin.

Votre commentaire sur Lionel Jospin, Dominique Strauss-Kahn et Laurent Fabius ? Ce n’est peut-être pas juste de les citer tous les trois dans la même question...

M. G. — En tout cas, pour l’opinion, ils forment un groupe, qu’on appelle les « éléphants ». Je dirais plutôt les « survivants ». Ils incarnent la perpétuation du mitterrandisme. En dépit de leurs talents réels, ce ne sont pas des personnes d’avenir.

François Bayrou ?

M. G. — C’est le traître du mélodrame. Ni droite ni gauche, et suspect aux deux camps. Pas facile de faire exister ce qui n’a jamais réussi à prendre en France : le centre catholique.

Jean-Marie Le Pen ?

M. G. — Le candidat qui n’a même plus besoin de parler ! Plus complexe qu’on ne l’a dit, le personnage de Le Pen mélange la vieille extrême droite et la version démago du républicanisme à la française. Ajoutons que c’est notre seul homme politique, avec Barre, qui s’exprime en bon français.

Olivier Besancenot et José Bové ?

M. G. — Je ne les mets pas dans le même panier. Besancenot, Laguiller et Buffet représentent le vieux bolchevisme jacobin à la française. Bové, lui, relève d’une autre culture, en quête d’une alternative au monde technique moderne. Il a la tête du populisme paysan, une allure de Vercingétorix, mais il surfe sur l’écologisme version bobo.

Quel serait le portrait du candidat idéal ?

M. G. — Une femme, puisqu’il faut essayer une femme, qui saurait prendre les Français comme ils sont pour leur dire où ils doivent aller s’ils veulent rester ce qu’ils ont été.

Propos recueillis par Christophe Deloire

Permanence et variances du politique

Entretien avec Marcel Gauchet

France catholique, n°3025, 19 mai 2006

Toutes les sociétés sont-elles politiques ?

Marcel Gauchet : Oui, y compris les sociétés antérieures à l’Etat. Au XXe siècle, l’ethnologie nous a appris à reconsidérer ces sociétés sans Etat, qui ont existé pendant la période la plus longue de l’histoire de l’humanité- cent mille ans à coup sûr, sans doute beaucoup plus. Pendant cette très longue période, les sociétés humaines n’étaient pas ces hordes à moitié informelles et barbares qu’un exotisme naïf continue de nous dépeindre : les sociétés sans Etat étaient des sociétés pleinement politiques. Ce fait doit être souligné car il change notre appréciation du devenir humain dans sa plus grande durée.

Quelles sont le configurations politiques qui ont marqué l’histoire ?

M.G. : On pourrait distinguer trois configurations :

- le politique sans l’Etat, qui est pour nous la forme la plus énigmatique. Je propose d’y voir le refoulement de la politique par la religion. Dans ces sociétés, c’est le religieux qui organise visiblement l’être-ensemble ; il se présente dans une disposition et avec un contenu qui recouvrent et neutralisent le politique.

- L’âge classique des Etats- soit quelque chose comme cinq mille ans. C’est l’âge du partage des tâches entre le politique et les religions. Le politique s’appuie sur la religion, la religion passe par le politique. Je n’insiste pas : cette configuration nous est familière.

- L ‘âge de l’Etat moderne commence au XVIe siècle : le politique prend par étapes la relève du religieux en matière d’organisation collective.

Cela ne veut pas dire que la religion disparaît mais elle change de nature et de fonction. Elle cesse d’être ce qui fait tenir les sociétés ensemble pour devenir l’affaire des individus. Elle est remplacée dans sa tâche fonctionnelle par les Etats : c’est ce que j’appelle la « sortie de la religion », c’est-à-dire la sortie de la fonction structurante de la religion dans l’existence collective. Telle est l’originalité de la modernité.

Faut-il faire du politique le vecteur unique de l’organisation des collectivités depuis le XVIe siècle ?

M.G. : Non, bien entendu. En réalité, l’histoire de la modernité se ramène au déploiement successif de trois vecteurs de l’organisation autonome des sociétés humaines : le politique, donc, qui est le premier ; le droit, qui prend sa relève à partir du XVIIe siècle en étant reformulé comme droit des individus ; l’histoire qui devient à partir du XIXe siècle la disposition pratique des sociétés modernes qui sont tournées vers l’avenir et qui ont en vue leur propre transformation.

Tout le problème de la haute modernité, avec lequel nous nous débattons depuis un siècle, est de maintenir le lien entre ces trois vecteurs. Nous avons réinventé le problème de la politique classique formulé par Aristote : le régime mixte. Le problème du régime mixte était de produire une synthèse équilibrée entre la monarchie, l’aristocratie et la démocratie. L’actualité nous montre combien il est difficile d’articuler la politique, le droit et l’histoire.

Où en sommes-nous dans ce processus ?

M.G. : Dans nos sociétés, tout ce qui pouvait subsister comme fonction d’organisation collective par le religieux s’est défait et le politique a intégralement pris la place d’organisateur du collectif.

Le politique joue un rôle décisif mais souterrain et de ce fait presque insaisissable : le processus s’accomplit dans des conditions très particulières qui expliquent l’extraordinaire confusion dans laquelle nous plonge ce tournant.

Cette confusion se manifeste par l’obsession économique. Le marxisme est plutôt mal portant ; en revanche, l’économisme a gagné ! Nous avions une gauche matérialiste – celle que continuent d’exprimer un certain nombre de fossiles- et une droite idéaliste. Maintenant, tout le monde est matérialiste, y compris sans le savoir : il n’y a plus que des tenants de l’explication économique du monde. La droite politique, qui a complètement oublié sa propre tradition, renchérit sur le mouvement général. Toute la différence du libéralisme classique et du néo-libéralisme vient de là : le libéralisme classique s’accommodait d’une philosophie idéaliste du fonctionnement collectif alors que le néo-libéralisme est suspendu à une philosophie purement économiciste.

Le comble de la perversion est que ceux qui dénoncent cette dictature de l’économie sont pris au piège de l’économisme et renchérissent sur lui. C’est ainsi que nous nous retrouvons avec une seule grille de lecture : la véritable pensée unique. Ceux qui sont contre et ceux qui sont pour pensent pareil, si j’ose dire, sur le plan philosophique.

Comment votre hypothèse sur le rôle décisif du politique s’articule-t-elle avec cet enfermement des libéraux et des anti-libéraux dans l’économisme ?

M.G. : Nous avons vécu depuis 1914 sous le signe d’une rupture avec le libéralisme classique, « bourgeois », du XIXe siècle ; il s’est alors produit un retour du politique qui s’est manifesté, pour ses expressions les plus extrêmes, par le totalitarisme. L’âge totalitaire dure de 1914 à 1974 : ces soixante années ont été orientées en fonction de l’idée du salut par le politique. Ce phénomène totalitaire est à situer en face de la percée du point de vue de l’histoire et de la société au XIXe siècle : il est une réaction à cette percée et à la déstabilisation des communautés humaines qu’elle a entraînée.

Le XIXe siècle est l’âge de l’autonomie par l’histoire, qui vient se surajouter à l’autonomie par le politique et à l’autonomie par le droit. C’est une irruption de l’orientation historique qui engendre ce que j’appelle le renversement libéral. Il faut en effet distinguer le fait libéral, qui organise notre société, et l’idéologie libérale qui interprète ce fait. Ce renversement est suspendu à l’orientation de la vie des collectivités vers l’avenir dont il faut bien discerner la portée : elle représente une rupture avec la structuration religieuse qui est toujours définie par le passé, par la tradition, par l’attache aux origines.

De 1500 à 1800, les transformations de la modernité- y compris le changement du rapport entre le politique et le religieux- laissent intact le primat explicite du politique. Le politique continue d’être l’organisateur de la collectivité au nom de plus haut que lui. Même lorsqu’il n’a plus vraiment de contenu religieux, il garde l’allure qu’il avait lorsqu’il était le relais avec le divin. C’est ce qui donne l’impression que les sociétés modernes continuent de s’inscrire dans ce que connaissent les Anciens : on peut continuer à parler politique avec Platon, Aristote et Saint-Thomas.

Tout change avec ce renversement vers l’avenir de l’ensemble des activités collectives, qui n’est pas un phénomène de conscience mais un phénomène très pratique dont la révolution industrielle et le capitalisme sont l’expression opératoire.

L’orientation vers l’avenir, cela veut dire que l’émergence de la société. La notion n’existait pas avant la fin du XVVIIIe siècle : on parlait du corps politique. Désormais, la société va être conçue comme une entité distincte de l’Etat, ayant sa propre capacité de cohésion. L’orientation historique fait apparaître le dynamisme dans la société : c’est la société qui est dynamique alors que l’Etat est statique. Dès lors, ce n’est plus l’Etat qui commande à l’organisation collective, c’est la société qui prend le pas sur l’Etat, lequel devient un instrument, une représentation de la société.

Tel est l’âge libéral qui s’installe avec ce renversement et qui établit la primauté de la société sur l’Etat : cela s’exprime par le gouvernement représentatif et par le suffrage qui permet de désigner les représentants.

Est-il possible de pousser ce mouvement jusqu’à l’abolition de la politique ?

M.G. : Les libéraux ne vont pas jusque là ! ils veulent simplement mettre l’Etat sous la coupe de la société par un système de libertés bien réglé.

Mais il est vrai qu’on peut aller plus loin. Si la société tient d’elle-même, si elle est le moteur du dynamisme collectif, elle peut fonctionner par son propre mouvement et se débarrasser de l’Etat ! Tel est le marxisme de Marx : l’émancipation humaine, c’est la société toute seule, c’est l’association des individus libres qui remplace la structuration politique. Bien entendu, le marxisme de Lénine n’est pas du tout le marxisme de Marx.

C’est contre ce renversement libéral que se fait, au début du XXe siècle, le retour du politique. L’impression de chaos collectif créé par l’émancipation de la société civile, des individus et de l’économie font naître un violent besoin d’organisation, qui va aller, dans le sillage de la guerre mondiale, jusqu’au délire totalitaire. Mais même là où il n’y pas eu de totalitarisme, il y a eu un vaste travail collectif de régulation sous l’égide de l’Etat-nation. Le XXe siècle a été le grand moment de l’Etat-nation avec les deux versions possibles du retour du politique : primauté de l’Etat, selon la version socialiste, primauté de la nation selon la version nationaliste.

Mais pourquoi la fin du XXe siècle est-elle marquée par une liquidation apparente du politique ?

M.G. : Paradoxalement, ce changement de direction, qui nous emmène aux antipodes de la foi dangereuse du premier XXe siècle dans le politique est le fruit des acquis de la période antérieure.

Le libéralisme comporte un point aveugle, de fondation : la liberté qui s’affirme suppose l’organisation sous-jacente de la société par l’Etat-nation, qui fournit le cadre dans lequel peut se déployer la liberté de la société et la liberté des individus. C’est tellement vrai que les sociétés libérales- au-delà de l’émancipation des individus qu’elles opèrent- font croître l’Etat. La libéralisation explicite s’accompagne d’une étatisation et d’une nationalisation sous-jacentes. C’est ce qui commence à devenir manifeste à la fin du XIXe sous la pression de l’urbanisation et des revendications ouvrières : on en vient à se rendre compte que les sociétés théoriquement libérales- où il n’y aurait que la société et un gouvernement élu- fonctionnent grâce à une structure politique qui ne domine plus la société d’en haut, mais qui en constitue le cadre organisateur.

La catastrophe totalitaire se produit sur la base d’une juste perception de ce mouvement- mais dans l’illusion qu’il serait possible de restaurer l’ancien primat du politique. On ne va plus le faire au nom de la religion- ça ne marche plus- mais au nom des religions de substitution- les religions séculières qui sont le vrai nom des idéologies totalitaires : on peut ainsi reconstituer l’organisation collective sous le signe de la nation ou sous le signe de l’Etat.

Or, les catastrophes totalitaires vont révéler que la politique ne peut tenir ce rôle dans la haute modernité : il ne peut plus être l’agent qui domine expressément la collectivité.

Religion et politique: état des lieux

Les chemins de la connaissance,

France Culture, 2002.

Pascale Casanova : «Autour des années 1970, nous avons été soustrait sans nous en rendre compte à la force d’attraction qui continuait à nous tenir dans l’orbite du divin» écrit Marcel Gauchet dans La Religion dans la démocratie (Gallimard, 2000). Aujourd’hui, il va de soi que Dieu ne s’occupe plus des affaires de ce monde mais si le religieux à perdu sa capacité d’informer les conduites, le politique ne pourvoit plus de vision du monde récapitulative susceptible de mobiliser les foules. Politique et religion se sont épuisés dans un perpétuel rapport de force au sacré où toute chose meilleure ne se définissait que dans l’affrontement. Feu la chrétienté revoit le politique à son autonomie et l’individu à sa liberté. Nous vivons les affres d’une séparation de corps devenue effective. «Le christianisme, nous dit Marcel Gauchet, est la religion de la sortie de la religion». Mais n’oublions pas le mot de Bunuel « grâce à Dieu, je suis athé ».

Marcel Gauchet : la sortie de la religion c’est cette chose très spécifique qui est non pas la disparition en bloc de la religion mais la fin de l’organisation religieuse des sociétés et plus largement du monde humain. Les croyants demeurent mais la religion chrétienne cesse d’être englobante de la vie collective et de l’organiser, d’en définir les rouages et les mécanismes à commencer par le pouvoir politique supposé tomber d’en-haut. La religion, autrement dit cesse d’être une autorité politique pour acquérir un statut privé non pas simplement dans le sens où elle serait purement dans le for intérieur des personnes mais au sens où elle n’a plus l’autorité sociale qui définit le cadre dans lequel nous vivons.

P.C. : En somme, c’est le poids de l’institution religieuse qui est remis en cause mais pas la foi religieuse.

M.G. : Ce n’est pas le poids de l’institution nécessairement en elle-même, c’est le poids de l’institution en tant que normative de la totalité sociale. Par ailleurs, en tant qu’institution libre de se construire dans la société civile, les églises font ce qu’elles veulent. Elles peuvent demeurer très puissantes, elles peuvent s’affaiblir, ça ne regarde pas le problème si je puis dire.

P.C. : Alors une fois l’hégémonie chrétienne écartée, on a bien vu que la question du salut demeurait et restait d’actualité. Elle était simplement «délocalisée» pour utiliser un terme à la mode, c’est-à-dire que la question du salut migrait du religieux au politique et on a pu le voir à propos des religions séculières.

M.G : Oui. C’est très complexe parce que, bien entendu, les religions séculières, les utopies sociales, les doctrines de l’accomplissement de l’histoire, ne se pensaient absolument pas comme des doctrines de salut. Elles étaient au contraire, en générale, violemment antireligieuses et violemment hostiles à l’idée d’un quelconque salut. Néanmoins, ce qu’on peut montrer et qui fonde la pertinence de cette notion de religion séculière c’est qu’à leur insu et malgré elles, elles reconduisaient en effet, sous l’aspect d’une fin de l’histoire ou d’un accomplissement de l’histoire, le schéma chrétien d’un salut. Mais, elles ne le faisaient pas de leur plein gré. C’est pour cela que cette notion de religion séculière est très difficile à manier d’ailleurs et que l’on a affaire à un phénomène hautement paradoxal qui est ce qu’on pourrait appeler des anti-religions religieuses. Anti-religion dans la visée explicite, religieuse de manière implicite. C’est cette coagulation des deux qui leur donne un caractère erratique et explosif une fois qu’elles sont au pouvoir dans la vie des sociétés.

P.C : Si l’on prend comme exemple celui du marxisme-leninisme

M.G : C’est l’exemple canonique puisqu’on a là, la philosophie de l’histoire dans sa plus noble filiation de Hegel à Marx et en même temps une doctrine politique greffée sur cette philosophie de l’histoire qui entend en tirer les dernières conséquences politiques sous l’aspect de la dictature du prolétariat transition vers la société communiste finale. On a affaire à une doctrine résolument matérialiste pour lequel on ne peut pas dire que l’inspiration religieuse soit le moins du monde directement au premier plan. C’est ce qui correspond au versant anti-religion. De plus, il s’agit évidemment, au rebours de ce que promettaient les religions, de la réalisation de la vie bonne et pleine ici-bas, ici et maintenant, aux antipodes d’un quelconque au-delà. Et cependant, de Hegel à Ma rx et à Lenine, on a affaire mais au plan de la structure profonde de la doctrine à quelque chose qui est la transposition d’une forme religieuse de la vie collective et de l’histoire elle-même au sein de l’histoire faite par les hommes. En fait, c’est la réconciliation de l’immanence et de la transcendance dans une société définitive où l’humanité serait réconciliée avec elle-même. On retrouve à la fois une doctrine de salut mais le mot de salut n’est probablement pas le plus important. Le plus important c’est la forme religieuse implicite qui est celle de cette société de la fin de l’histoire. C’est cette conjonction très étrange qui a régné pendant un siècle et demi à peu près comme transition en quelques sortes entre le monde de la religion et le monde de l’histoire qui a donné les phénomènes qu’on appelle totalitaires.

P.C. : Vous parlez d’une «fin de l’histoire finie» et, je vous cite encore, vous évoquez «la fin de la sublimation politique comme alternative à la religion» c’est-à-dire au moment où s’écroule le marxisme-léninisme et vous dîtes encore: «la scène politique cesse d’être tenue pour un théâtre de l’ultime».

M.G : Oui. Il y a eu dans ce phénomène de transition deux grandes composantes. D’une part, la structure de ces doctrines de l’histoire et d’autre part l’opposition entre les religions et l’anti-religion matérialiste, historique qui prétendait installer le règne des fins terrestres au lieu et place des fins célestes. Et c’est les deux qui s’écroule de concert. C’est l’événement tout à fait extraordinaire auquel il nous a été donné d’assister au cours des trente dernières années. Nous avons vu mourir une religion. C’est très rare. Les adeptes même, qu’elle semble conserver, n’y croient plus vraiment. C’est une chose étonnante. Pourquoi «fin de l’histoire finie» parce que depuis que la conscience historique moderne s’installe depuis le début du 19ième siècle pour faire très simple : l’histoire qui prend conscience d’elle-même se conçoit en fonction de sa fin prochaine. Premier temps hegelien : si nous prenons conscience aujourd’hui de l’œuvre de l’histoire faîte par les hommes, c’est qu’elle est finie. Deuxième temps, Marx : elle n’est pas encore tout à fait finie, elle est en vue de sa fin. Si nous prenons conscience de l’histoire aujourd’hui, c’est afin de pouvoir l’achever, ce qui sera l’œuvre de la révolution prolétarienne qui nous fera déboucher sur la totalisation et la réconciliation définitive de l’histoire des hommes. Je crois que l’on peut appeler la forme de cette doctrine, pour des motifs de fond, religieuse parce qu’elle promet dans l’histoire ce que les religions opéraient en fonction du ciel : l’union des hommes qui dans un cas est donnée par l’obéissance à un principe transcendant, dieu, dans le second cas, dans l’histoire, est opérée de l’intérieur même du mouvement du devenir et de l’accès à son terme. La fin de l’histoire finie cela veut dire : nous sommes dans l’histoire, une histoire consciente d’elle-même, et nous n’en savons qu’une chose, elle ne comporte pas de terme assignable. C’est cela la fin des religions séculières. Elle nous fait déboucher dans une histoire que nous faisons, en tout cas qui sort de nous parce qu’elle ne se fait pas entièrement en conscience mais nous en prenons conscience au fur et mesure qu’elle se fait, mais elle ne nous conduit à aucun but et cette ouverture est probablement le vertige qui pèse sur les esprits au sein de notre culture aujourd’hui.

P.C. : Et pourtant Marcel Gauchet, dans cette perspective de la fin d’une histoire finie vous parlez, en utilisant un terme religieux d’ailleurs je vous le dis au passage, d’une révélation de l’homme à soi-même sans cesse renouvelée, et cette révélation, si je ne m’abuse, est une révélation au long cours et donc c’est une révélation dans le temps historique on pourrait dire tout de même. Donc c’est une autre histoire qui commence.

M.G : D’une certaine manière oui. C’est en tout cas une nouvelle étape de la conscience de l’histoire et par conséquent de la conscience de l’humanité. J’emploie à dessein un mot religieux, qui vient d’ailleurs en droite ligne de Hegel, pour le retourner contre lui, une petite ruse qu’on peut se permettre dans le travail philosophique. On pourrait dire plus simplement dévoilement. Le propre de l’histoire c’est qu’en effet, c’est là en effet où le noyau rationnel de la doctrine hegelienne comme de la doctrine marxiste subsiste à mon avis, au travers de l’histoire l’humanité prend conscience de ce qu’elle fait, de la manière dont elle se fait elle-même dans le temps. A cela près que pour eux, cela voulait dire que nous allions vers un dévoilement final, vers un savoir absolu, une ressaisie complète de sens, une synthèse, une totalisation. En réalité, oui, nous ne cessons de prendre conscience de nous-même et du chemin que nous avons parcouru pour arriver là où nous sommes, mais ce dévoilement est indéfini. Dès l’instant où il est opéré ; il nous emmène vers un autre dévoilement qui nous apprend sur nous-même, le passé de l’humanité et ce que nous venons de faire pour ainsi dire, des choses absolument imprévisibles dans la séquence d’auparavant. Ce pourquoi on peut dire d’ailleurs que l’histoire est le contraire de ce qu’en attendait Marx par exemple qui a une magnifique formule, « l’énigme de l’humanité résolue », c’est l’énigme de l’humanité se renforçant sans cesse puisque nous savons que nous en aurons jamais fini de nous apprendre au travers de nos œuvres dans le temps. L’énigme s’épaissie, elle ne disparaît pas.

P.C. : Maintenant que nous sommes devenus, comme vous le disiez Marcel Gauchet, «métaphysiquement démocrate» et que la liberté de pensée n’a plus à se définir contre justement, on a l’impression qu’on est dans une société qui est un peu malade de sa liberté, qu’on est confronté à ce qu’on pourrait appeler une pathologie de la liberté.

M.G : Il y a des aspects pathologiques de la liberté, il y a aussi une désorientation commune de la liberté puisque son repère fondamental a disparu. La liberté c’était en fait une libération. Le mot clé qui commandait les philosophies de la liberté c’était «émancipation» donc la lutte contre un principe contraire qui était en fait un principe métaphysique ultimement même s’il avait des incarnations sociales et politiques. L’émancipation est faîte, la libération est, dans son principe, acquise. Ce qui ne veut pas dire, naturellement qu’elle est à l’œuvre dans tous ses aspects. Bien entendu, dès lors, qu’il faut penser une liberté qui est à elle-même sa propre fin mais la liberté n’était pas jusqu’à très peu sa propre fin. Elle était au service d’un devenir plus haut qu’elle et elle est rendue à elle-même et, à la vérité, elle ne connaît pas très bien son emploi. C’est cet énorme réajustement, culturel, moral, spirituel qui est en train de s’opérer et qui s’opère dans la désorientation.

P.C. : Si toutes les attentes de lendemains meilleurs que parvenaient à rassembler les mouvements collectifs s’effritent, est-ce que le malaise actuel ne vient pas du fait qu’elles ne savent plus où se mettre. Il n’y a plus de projet religieux crédible, de projet politique crédible. On ne va quand même plus ne plus rien attendre ?

M.G : Non, mais il faut l’attendre autrement. Tout est là. N’exagérons pas les proportions du drame. C’est un changement de modalité. Nous vivions dans l’héroïsme, le grandiose, les fins dernières, l’eschatologie, le terme de toute chose. Ca, c’est fini. Mais il ne reste pas rien. Il reste, je dirais la même chose. A cela près qu’il faut l’aborder comme des buts dont nous savons que la réalisation n’est pas imminente, des buts qui n’attendent aucuns moyens cataclysmiques, automatiques, qui vont nous amener dans la grande révolution culturelle, prolétarienne, une sorte d’accès immédiat au terme de l’histoire et qu’il faut faire tout nous-même. L’histoire ne sera que ce que nous en faisons avec nos pauvres moyens humains. Il n’y a pas de roue du devenir, de ressort caché qui nous amène vers une destination finale. C’est beaucoup plus difficile, cela demande de beaucoup plus grands efforts et c’est beaucoup plus ingrat. C’est juste un apprentissage de la finitude dans l’élément de l’histoire. Le temps de l’humanité est un temps long dint nous voyions qu’un tout petit segment et sur lequel nous n’avons qu’une prise très relative. Ce pourquoi, depuis que ce sentiment de l’histoire est né, on a voulu tellement installer dans l’élément de l’histoire le flux d’un devenir qui nous portait tout seul vers un terme. Non. Il n’est juste que ce que nous en faisons mais dans la difficulté, la douleur et la limite de notre pouvoir et dans une durée dont nous savons qu’elle dépasse infiniment notre existence. C’est la finitude nouvelle devant laquelle nous sommes confrontés. Mais rien des buts et des valeurs que nous pouvions auparavant nous proposer n’a changé. C’est simplement la manière de les atteindre qui s’est complètement transformée et c’est évidemment devant cette difficulté que la politique recule et c’est devant cette difficulté qu’elle s’écroule parce qu’on voit que nos hommes politiques, ils ne pensent à rien, ils n’ont pas d’idées, ils ne travaillent pas de la tête. Ils s’agitent beaucoup parce qu’ils mènent tout de même une vie d’enfer. En revanche sur les chemins qu’il faudrait franchir pour aller vers les buts qu’ils évoquent très vaguement, ils ne se tracassent plus beaucoup de cela. Ils se tracassent de leur prochaine échéance électorale. Là ils sont très court. C’est cette aura des conducteurs de peuple qui s’est évanouie et qui laisse une politique prosaïque, ingrate, qui a perdu sa magie et qui ne nous donne pas de quoi réaliser nos fins dernières.

P.C. : C’est peut-être Marcel Gauchet, l’affaissement de ces rassemblements, de ces mouvements collectifs surtout sur le plan politique peut –être qui ont enclenché une espèce de retour à l’individualisme et au primat du libre arbitre et une espèce de repli sur soi qu’on voit dans la société actuelle.

M.G : Oui, mais il faut faire très attention à, la manière dont s’est produit cette atomisation individualiste parce que la manière dont on comprend sa survenue détermine entièrement la manière d’en comprendre sa manifestation. Ca n’est pas que les individus ont voulu devenir davantage individu. Ca l’est pour une partie, mais en fait, elle est faible. C’est que, ce qui les tenait ensemble et ce qui donnait du sens à leur agrégation, à leur union dans des mouvements de nature très divers et y compris au sein de nations par exemple, s’est défait et les a renvoyés à eux-même. Si la politique n’est pas la réalisation d’un but transcendant et bien il ne me reste qu’à me déterminer, moi, quant à ce que je considère comme les valeurs qui doivent gouverner ma vie. C’est pas que je veux mettre en avant mon moi qui pense au détriment de la collectivité, c’est que je n’ai pas le choix, la collectivité ne répond pas aux questions que je suis bien obligé de me poser. Chaque individu se trouve renvoyé à lui-même pour répondre à toute une série de questions qui passaient, au contraire de ce qu’il y a peu, par la réunion avec ses semblables.

P.C. : Autrement dit, il subit presque cette individualité plus qu’il ne la choisit

M.G : Je crois que fondamentalement l’individualisme contemporain, dans ses manifestations les plus vrais et les plus profondes, est un individualisme inquiet, dépressif, de gens qui se trouvent confrontés, sans l’avoir choisit, à des questions qu’ils sentent les dépasser, parce qu’il est une rupture historique et qu’il ne s’est pas effectué par une sorte de maturation positive mais qu’il a pris l’aspect d’un effondrement du sol sur lequel nous reposions qui laisse chacun seul devant lui-même.

P.C. : C’est l’apprentissage de la solitude.

M.G : C’est l’apprentissage de la liberté qui ne se fait pas uniquement par le ressort intérieur des personnes mais qui se fait aussi par l’assignation des tâches qui nous vient du dehors.

La religion dans la démocratie

« l’histoire de la laïcité dans ce pays est intimement liée à l’histoire de l’Etat - de l’Etat en tant que l’un des principaux opérateurs du processus de sortie de la religion. »

Fiche de lecture du livre de Gauchet, La religion dans la démocratie, qui met en perspective l’évolution de la laïcité en France depuis ses origines.

I. Rappels historiques

2 grandes phases :

- une « phase absolutiste » : de la fin des guerres de religion (1598) à la Révolution française (constitution civile du clergé) ;

- une « phase libérale et républicaine » : du concordat napoléonien à 1975.

Selon Marcel Gauchet, nous entrons dans une troisième phase.

1) La phase absolutiste

Dans la première moitié du XVIème siècle a lieu une révolution religieuse (rupture luthérienne et calviniste), mais dont l’importance a été surestimée eu égard aux révolutions politique (première moitié du XVIIème siècle) et scientifique (physique galiléenne). La révolution politique correspond à l’émergence de l’Etat dans son concept même, révolution dont la France se trouve avoir été l’épicentre en raison du tour irréparable de la déchirure provoquée par les guerres de religion. L’Etat ne peut plus promouvoir la paix qu’en se délivrant de cet étau, c’est-à-dire qu’en se déliant de l’adhésion confessionnelle, qu’en s’installant au-dessus des Eglises au nom d’une légitimité religieuse propre qu’il tire de sa relation directe à Dieu. Aussi les juristes royaux réélaborent-ils la notion de « droit divin » dans les quinze dernières années du XVIème siècle.

La pensée politique moderne (de Grotius à Spinoza) se constitue sur une base absolutiste en matière de religion.

absolutisme : exigence de placer l’autorité collective dans une position d’éminence telle qu’elle soit fondée à se subordonner les choses sacrées. C’est seulement par ce moyen que l’autorité collective peut remplir sa mission pacificatrice.

« L’autonomisation du politique caractéristique de la modernité s’effectue de la sorte sous le signe d’une subordination (religieuse) du religieux. Subordination dont il importe de noter qu’elle a été un préalable au respect des consciences : c’est à partir d’elle que la tolérance peut être élevée au rang de principe. » (Bayle/Locke)

A partir de la fin du XVIème siècle, formule clé des auteurs absolutistes : « l’Eglise est dans l’Etat, l’Etat n’est pas dans l’Eglise. »

La constitution civile du clergé parachève l’oeuvre absolutiste.

D’une part, la réaffirmation gallicane et absolutiste des légitimes prérogatives du souverain temporel en matière d’administration des choses sacrées (cf. contestation janséniste), d’autre part la réappropriation du principe de la souveraineté au profit de la Nation (cf. Lumières), débouchent sur la constitution civile du clergé.

2) La phase républicaine et libérale

1800 : passage dans un autre monde : phase républicaine et libérale : « ce n’est plus dans ce cadre de subordination du religieux au politique qu’il va s’agir mais, centralement, de séparation - de séparation des Eglises et de l’Etat. Séparation qui s’inscrit dans le grand mouvement libéral caractéristique de la modernité juridique : la dissociation de la société civile et de l’Etat. »

La formule absolutiste de subordination du religieux au politique s’inscrit à l’intérieur d’une conception moniste du corps politique. Il n’existe qu’une seule sphère collective qui, dans son organisation hiérarchique, est ultimement une sphère politique.

Au XIXème siècle, on assiste à un phénomène nouveau et crucial : la mise en place d’une bipartition du collectif entre une sphère proprement politique et une sphère civile (sphère de la vie publique/ sphère des intérêts privés).

Le Concordat de 1801 réconcilie les irréconciliables : il accorde à l’Eglise un statut officiel et la liberté de manoeuvre en matière de culte que réclamait l’apaisement des fidèles ; il marque avec vigueur la primauté de l’Etat.

cf. Jean Baubérot, Vers un nouveau pacte laïque ? 1990

Jean Baubérot interprète le compromis du concordat comme un « premier seuil de laïcisation » : l’Eglise est consacrée en tant qu’institution socialement prépondérante, au nom de son utilité et de l’objectivité des besoins religieux, tout en étant politiquement subordonnée. Elle passe du dehors au dedans, et c’est en cela que consiste l’effet de seuil : elle perd sa vocation englobante pour devoir se contenter désormais d’un rôle de premier plan à l’intérieur d’une société qu’il ne lui appartient plus de normer dans son ensemble.

Eu égard à la conception des rapports entre la société civile et l’Etat, un problème se pose : si l’on prend pour cadre de la réflexion l’opposition entre une sphère privée exclusivement composée d’atomes individuels, et une sphère publique détenant le monopole de la gestion collective, il est très difficile de penser la place d’une institution comme l’Eglise (ou des partis politiques ou des syndicats), qui transgresse le partage. Ce genre d’institution échappe à la représentation atomistique de la société civile, sans pour autant pouvoir entrer dans le domaine de l’intérêt général administré par l’Etat. Pendant la période d’établissement de la République (des lois de 1875 à la Première Guerre Mondiale), il va falloir trouver les voies du déblocage, en donnant peu à peu forme et droit à la puissance d’expression et d’auto-organisation de la société civile. La solution du problème passe par une difficile reconnaissance institutionnelle de la pluralité sociale de la société civile au-delà de sa diversité individuelle. Les lois sur les syndicats (1884), sur les associations (1901), et la loi de séparation (1905) participent toutes d’un même mouvement de fond. La loi de 1905 constitue un couronnement, « l’aboutissement, sur le cas le plus épineux, de l’autonomisation libérale des groupes d’intérêt ou de pensée. »

« A partir du moment où l’on peut loger des institutions aussi lourdes que les Eglises du côté de la société civile, c’est qu’on est devenu pleinement capable de concevoir non pas seulement des consciences libres, mais, ce qui est beaucoup plus difficile, des collectifs indépendants, de puissantes autorités sociales pourvues de leur légitimité propre en face de l’autorité politique. Au-delà de l’antagonisme frontal entre la République sans Dieu et la réaction cléricale qui occupe le devant de la scène, c’est d’un changement global de la logique collective qu'il est question. [...] Les républicains expulsent par un acte d’autorité l’Eglise de la sphère publique,ce qui, pour nombre d’entre eux, répond au souci d’affaiblir son influence, tandis que, pour nombre de catholiques, cette désofficialisation représente une atteinte à la dignité rectrice de leur foi. C’est en ces termes que l’affaire se joue explicitement. J’ai essayé de faire ressortir que son enjeu implicite était à comprendre en d’autres termes : elle participe, du point de vue classique de l’autorité de l’Etat, de l’esprit d’une dissociation libérale créditant la société civile d’une capacité autonome d’organisation, y compris confessionnelle. » (p.58-59)

Comparaison du cas américain et du cas français

cas américain : la religion civile désigne la transposition dans la sphère publique d’un christianisme de la société civile ramené à son plus petit commun dénominateur, de manière à neutraliser les susceptibilités confessionnelles. La séparation des Eglises et de l’Etat, très tôt opérée, et dictée par la pluralité des dénominations religieuses, n’empêche pas une connivence dernière de l’autorité et des croyances, autour de leur racine commune, au sein de ce qui demeure « A Nation under God ».

cas français : il ne s’agit pas pour l’Etat de se séparer des confessions, mais de la religion même, pour autant que la présence d’un catholicisme hégémonique et la nature des prétentions de l’Eglise romaine transforment le problème d’une religion particulière en problème de la religion en général. Le problème est plus lourd que dans le cas américain, son issue ne peut passer que par de tout autres moyens. Il exige de trouver une alternative non religieuse à la religion, dans laquelle la religion puisse entrer. L’équation à résoudre dans le cas français est celle-ci : « englober la religion, les religions sans les violenter, depuis un plan qui leur soit supérieur, tout en étant ultimement acceptable par elles. »

L’affirmation de la laïcité

« la refondation des parages de 1900 s’est jouée aussi sur le terrain « métaphysique », le terrain de la signification métaphysique de la liberté politique, de la puissance des hommes de décider collectivement de leur destin. Bien que de façon diffuse, la bataille décisive s’est livrée là. L’Etat républicain y a gagné la légitimité intellectuelle, morale, spirituelle dont il avait le plus besoin, celle susceptible de rallier dans la durée le plus grand nombre des fidèles, en dépit des anathèmes de leurs chefs. » (p.71)

Eglise--> hétéronomie

Etat --> autonomie

(cf. Du contrat social)

« La Révolution est amenée à refaire pour son compte le chemin de pensée conduisant de la subordination politique de la religion à l’affirmation métaphysique de l’autonomie. » (p.75)

Au début du XXème siècle, avec l’avènement de la laïcité, les croyants eux-mêmes finissent par ratifier la formule : « Dieu est le séparé ». Mais déjà en 1801, pour justifier le Concordat, Portalis écrivait : « on ne doit jamais confondre la religion avec l’Etat : la religion est la société de l’homme avec Dieu ; l’Etat est la société des hommes entre eux. Or, pour s’unir entre eux, les hommes n’ont besoin ni de révélation, ni de secours surnaturels ; il leur suffit de consulter leurs intérêts, leurs affections, leurs forces, leurs divers rapports avec leurs semblables ; ils n’ont besoin que d’eux-mêmes. »

II. La neutralité démocratique : troisième époque du principe de laïcité

Aujourd’hui, « notre culture politique héritée est désertée par l’esprit qui a présidé, sinon à sa fondation, en tout cas à son dernier grand moment fondateur. L’idée de la république sur l’acquis coutumier de laquelle nous continuons de vivre a perdu son âme avec l’idée de la laïcité qui la flanquait comme sa plus intime compagne. La source de sens à laquelle elles s’alimentaient s’est tarie. Les termes du rapport entre religion et politique en fonction desquels elles s’étaient définies se sont radicalement déplacés.

Nous sommes sortis de l’ère d’une autonomie à conquérir contre l’hétéronomie. Cela parce que la figure de l’hétéronomie a cessé de représenter un passé toujours vivant et conséquemment un avenir toujours possible. L’intégration des religions dans la démocratie est consommée ; le catholicisme officiel lui-mêrme, si longtemps réfractaire, a fini par s’y couler et par en épouser les valeurs. Un mouvement qui s’est traduit, sur le plan obscur, mais capital, de la théologie implicite que j’évoquais à l’instant, par un nouvel éloignement de Dieu. Il est devenu incongru ou grotesque de mêler l’idée de Dieu à la norme de la société des hommes, et plus encore de rêver d’on ne sait quelle conjonction entre les nécessités de la terre et l’inspiration du ciel. [...] Nous nous trouvons dans un moment kantien - le moment où se parachève la dissociation opérée par Kant entre la connaissance selon l’homme et la science divine, moyennant l’élimination de tout ce qui avait pu paraître de nature à restaurer l’accès au suprasensible, et moyennant l’expurgation de ce qui, chez Kant même, maintenait malgré tout l’enracinement de l’homme dans le suprasensible. Autrement dit, l’autonomie l’a emporté ; elle règne sans avoir à s’affirmer en face d’un repoussoir fort de l’épaisseur des siècles, et cela change tout.

Cela change de fond en comble les horizons et les conditions d’exercice de la démocratie. La politique a perdu l’objet et l’enjeu qu’elle devait à son affrontement avec la religion. Invisible et brutale, une onde dépressive surgie vers 1970 a entraîné la révision drastique des objectifs à la baisse, à tel degré que les espoirs investis hier encore dans l’action collective nous sont devenus proprement incompréhensibles. Sous cet angle, la redéfinition de la démocratie à l’œuvre depuis un quart de siècle participe bel et bien du même processus que la désagrégation du socialisme réel. Si éloignés qu’ils soient dans leurs expressions, les deux phénomènes n’en sont pas moins secrètement solidaires en profondeur. Ils relèvent d’un même déplacement fondamental du croyable, qui a ruiné, ici, la vraisemblance de la solution communiste à l’énigme de l’histoire, et défait, là, le sens de l’aspiration au gouvernement de soi collectif. C’est à cet évidement primordial qu’il faut rapporter la déperdition de substance qui affecte la figure de notre République et qui la réduit peu à peu à un décor, certes glorieux, mais inhabité. Son cas n’est pas isolé, mais comme c’est en France que la sublimation de la politique en tant qu’alternative à la religion a connu son développement le plus poussé, c’est là aussi que son recul acquiert le plus de relief. (...) Rien ne pourra restituer leur ancienne énergie spirituelle au sacerdoce du citoyen, à la majesté morale de l’Etat, aux sacrifices sur l’autel de la chose publique. Ces instruments cultuels ont irrémédiablement perdu leur fonction. Plus n’est besoin de dresser la cité de l’homme à la face du ciel. Nous sommes en train d’apprendre la politique de l’homme sans le ciel - ni avec le ciel, ni à la place du ciel, ni contre le ciel. L’expérience ne laisse pas d’être déconcertante. »

On assiste de la sorte à une relativisation des figures conjointes de l’autonomie et de l’hétéronomie, ainsi qu’à une révision en règle de ce que signifie la liberté et des voies selon lesquelles la gouverner.

« L’incarnation de la dépendance envers l’au-delà dans une autorité d’ici-bas ne veut à peu près plus rien dire pour personne, y compris pour la conscience la plus pénétrée de sa dette envers le divin. »

« L’image de l’autonomie qui en procédait par renversement a perdu son ressort dynamique. »

« L’autonomie n’est plus rien que la donnée première, et terre à terre, de notre condition. »

De la diversité de la société civile

« ce n’est pas la découverte subite des vertus de la diversité qui a précipité le sacre de la société civile, c’est la disparition de l’alchimie qui était supposée se dérouler dans la société politique qui a porté au premier plan et fait apparaître en pleine lumière la société civile dans sa diversité. [...] Celle-ci n’était aucunement ignorée ou réprimée ; elle était simplement ce qu’il s’agissait de dépasser, au profit de la construction d’une unité supérieure, idéalement destinée à faire se rejoindre la collectivité avec elle-même. [...] L’homme (privé) avait à revêtir les habits du citoyen. [...] Pour la première fois, à la faveur de sa déliaison d’avec l’Etat, la société civile se donne à appréhender complètement en dehors de la politique, dans la bigarrure et dans l’immédiateté de ses composantes. Plus de conversion dans un langage supérieur à opérer : les données du champ social sont à prendre telles quelles. Pas de réduction de leur multiplicité à mener en fonction des choix suprêmes de la collectivité : les différences qui les séparent sont non seulement irréductibles, mais elles représentent un valeur en soi. »

L’âge des identités

Se pose le problème de l’identité de l’individu : deux phases :

1- avant : rejoindre l’universel, se défaire de ses particularités pour rejoindre l’universel : seul moyen d’entrer en dialogue avec autrui ;

2- à présent : faire de ses particularités individuelles son identité : mettre en valeur ses singularités (je suis basque, je suis homosexuel...) pour entrer en dialogue avec autrui. « Vous avez à rejoindre ce qu’il vous est donné d’être extérieurement. » « Le vrai moi est celui qui émerge de l’appropriation subjective de l’objectivité sociale. » (p.124-125)

Sur la tolérance et le pluralisme.

Le pluralisme comme donnée et comme règle d’une société n’est pas la même chose que le pluralisme « dans la tête des croyants ».

La tolérance est un principe politique.

Le pluralisme est un principe intellectuel.

Au XXème siècle s’opère une relativisation intime de la croyance, fruit de la pénétration de l’esprit démocratique à l’intérieur même de l’esprit de la foi. Cela aboutit à une métamorphose des convictions religieuses en identités religieuses. Redéfinition identitaire des religions qui tend à les aligner sur des « cultures » pour les enrôler dans le concert « multiculturel » de nos sociétés.

« La métamorphose des croyances en identités est la rançon du pluralisme poussé jusqu’au bout, jusqu’au point où toute ambition universaliste et conquérante perd son sens, où aucun prosélytisme n’est plus possible. »

Une croyance s’argumente et se discute.

Une identité ne peut pas chercher à convaincre, elle est imperméable à l’objection. Une identité n’est pas animée de l’intérieur par une conviction qui vise à s’imposer. Mais elle est intransigeante, vis-à-vis de l’extérieur, sur le chapitre de la reconnaissance.

Le problème de la reconnaissance

« La nouveauté est que, au rebours de l’ancienne règle qui voulait qu’on se dépouille de ses particularités privées pour entrer dans l’espace public, c’est au titre de son identité privée qu’on entend compter dans l’espace public.

La logique s’applique aux identités en général, mais les identités religieuses la portent à son expression la plus lisible, de par le rôle spécifique que conservent ou que retrouvent les religions. Si, par un côté, on l’a vu, le phénomène d’« identitarisation » tend à ne retenir d’elles que leurs formes extérieures et à les diluer en « cultures », par l’autre côté, la mutation fondamentale de la politique démocratique tend à leur réinsuffler une dignité et une utilité nouvelles, en fonction des besoins mêmes de la sphère publique, en tant que systèmes généraux de sens ou doctrines globales des fins. Soit précisément ce que la politique est désormais dans l’impossibilité d’offrir par ses propres moyens. Ce qu’elle est impuissante à fournir n’en demeure pas moins nécessaire ; aussi va-t-elle tendre à aller le chercher en dehors d’elle-même. La collectivité a besoin de se représenter les buts et les raisons entre lesquels elle a le choix, et l’autorité a besoin de se légitimer par la référence aux valeurs susceptibles de donner sens à son action, même s’il lui est interdit de prétendre en incarner substantiellement aucune. C’est la gymnastique compliquée à laquelle sont condamnés les détenteurs du pouvoir dans les démocraties d’aujourd’hui. Il leur faut aller chercher l’alliance des autorités morales ou spirituelles en tous genres au sein de la société civile, les élever à leurs côtés, les introniser comme leurs interlocutrices d’élection, cela non seulement en gardant une stricte neutralité à leur égard, mais en marquant leur différence. Le politique est amené à légitimer le religieux, dans une acception large, en fonction de sa propre quête de légitimité, comme ce dont il ne saurait participer ou s’inspirer, mais qui n’en représente pas moins la mesure dernière de ses entreprises. La puissance publique, autrement dit, est naturellement portée à reconnaître ces identités soucieuses de se faire reconnaître. C’est cette conjonction d’intérêts que scelle la politique de la reconnaissance. Une politique qui trouve sur le terrain religieux, en tout cas dans le contexte français, compte tenu des enjeux attachés par l’histoire aux rapports entre les deux puissances, son plus éminent théâtre d’application. »

La ruse de l’Etat

Cependant, la différence entre Etat et société civile reste nettement marquée. En effet, il s’agit pour les communautés d’être reconnues dans leur singularité, et non pas de participer politiquement à la vie politique (par exemple en tendant à se transformer en partis politiques). « Il s’agit de peser sur la politique au travers d’un langage délibérément non politique, invoquant l’exigence éthique ou l’appel de l’esprit. » Mais de leur côté, les détenteurs du pouvoir acceptent tout à fait de reconnaître ces communautés dans leur pluralité parce que cela leur permet de mieux marquer leur différence. L’Etat n’est qu’un instrument au service de la société civile, et c’est la société civile qui formule les buts ultimes au nom desquels doit être menée l’action publique. Mais une fois que les représentants de la société civile sont installés au pouvoir, il est exclu qu’ils endossent ce discours pluriel émané de la société civile, au moins du fait de cette pluralité elle-même. La fonction de l’Etat est de veiller à la coexistence des différentes fins, et à ce qu’aucune ne s’impose au détriment des autres. Par la reconnaissance de la pluralité, l’Etat peut donc se poser au-dessus de la société civile, instaurer une sorte de transcendance. Plus la pluralité augmente, plus l’Etat montre qu’il est « ailleurs ». C’est pourquoi, « la démagogie de la diversité a de beaux jours devant elle. »

APPEL POUR L’ÉCOLE

En 2000, Marcel Gauchet fut signataire d’un appel (publié dans Le Monde du 23 mars 2000 sous le titre « Claude Allègre, énième pompier pyromane »), rédigé par un groupe d'intellectuels pour soutenir le mouvements des professeurs de l'enseignement secondaire contre les « réformes » de M. Allègre. Voici le texte de cet appel.

Attaques contre les professeurs, suppression massive d’heures de cours au lycée, “professionalisation” du CAPES, qui consiste caporaliser les professeurs des lycées et collèges et à les priver de l’enseignement universitaire indispensable à une véritable formation, nouveaux programmes allégés et incohérents, en mathématiques notamment, etc., les réformes Allègre se poursuivent. Le ministre, bien plus habile manoeuvrier que ne veulent le croire ceux qui ne lui reprochent que la “forme” de son action, a mis son talent politicien et sa brutalité au service d’une vieille politique. Pour le principal, elle consiste à appliquer au lycée les recettes qui ont fait leur preuve depuis plusieurs décennies dans la dégradation du collège. Si l’on n’y met pas un terme, nous aurons bientôt une société sans école. Nous ne croyons pas cette perspective souhaitable ni même vivable, c’est pourquoi nous lançons cet appel.

C’est donc une erreur de croire que l’actuel ministre est le premier à entreprendre une véritable réforme d’un système éducatif trop longtemps figé dans l’immobilité et le conservatisme. En réalité, depuis plus de vingt ans – la loi Haby est de 1975 –, l’Éducation Nationale subit une cohorte incessante de “réformes”, l’une succédant à l’autre, sans qu’aucune ne soit jamais évaluée. L’esprit de ces réformes est toujours le même : gérer dans l’hypocrisie l’augmentation massive de la scolarisation secondaire et supérieure, en faisant comme si massification rimait automatiquement avec démocratisation. D’où une politique de désarticulation de l’École et de déni de ses difficultés, notamment : la lourdeur et l’hétérogénéité excessives des classes, la violence, l’illettrisme au collège et même au lycée, la sélection par l’échec et le découragement, dans les filières dites non sélectives de l’université. D’où l’abandon insidieux des finalités de l’Éducation Nationale : l’instruction, l’intégration à la société, l’égalité des chances, la formation des élites, au moyen de la transmission du savoir et de la culture. D’où l’oubli du fait que l’instruction est la condition de l’indépendance de jugement qu’une société démocratique attend de ses membres.

C’est contre cela que les professeurs se sont insurgés depuis l’an dernier, à peu près seuls jusqu’à ces derniers jours, mal relayés par des syndicats qui privilégient la revendication des moyens sur la lutte pour les fins de l’institution. Depuis janvier 1999, les professeurs du secondaire se sont donc organisés dans des “Collectifs pour la démission de Claude Allègre”, des coordinations locales, ils ont mené de nombreuses grèves. Leur action débouche aujourd’hui sur un mouvement d’ampleur. Ils sont “entrés en résistance”, déclarent-ils, “contre le pire ministre que l’Éducation nationale ait connu”. “On éduque en enseignant” clament-ils dans leurs manifestations. Ce devrait être un truisme, c’est devenu une protestation contre l’abandon des fins de l’école, au profit d’un improbable mélange d’hédonisme (chacun doit s’épanouir tout seul, sans subir l’autorité éducative), d’utilitarisme à courte vue (l’éducation est une entreprise de formation de la main d’oeuvre) et de modernisme incontinent (par exemple : l’enseignement par disciplines est dépassé, vive l’interdisciplinarité). En demandant la démission de M. Allègre, les professeurs défendent leur métier et leur statut, agressés avec un “despotisme haineux” par leur ministre, mais ils se battent aussi pour une institution précieuse et dont ils sont le pilier, l’École.

Ceux qui sont séduits par tel ou tel aspect des projets de M. Allègre devraient se demander ce que peut valoir une politique éducative qui requiert l’abaissement matériel et moral des professeurs. M. Allègre a compris que la réforme passait par cet abaissement et mis la vindicte nécessaire dans ses manières d’agir, mais là s’arrêtent ses mérites propres, car sa politique néfaste n’est même pas la sienne, elle ne fait que parachever la “réforme”. L’orientation de la réforme est-elle bonne ? Peu importe, la question ne sera pas posée, “réformer” est devenu un verbe intransitif. Voilà le vrai conservatisme, le “soviétisme” éducatif : l’entêtement dans la même voie, le refus d’en reconnaître l’échec. Du rapport Legrand (1981) au récent rapport Meirieu (1998), c’est la même démagogie destructrice qui est obstinément recyclée : il ne s’agit plus d’enseigner ; les élèves, le monde ont changé, le métier de professeur aussi. L’instruction publique serait une “fiction” injuste et inefficace, la vraie modernité démocratique consisterait à renoncer à cette fiction. Le bonheur est dans “l’adaptation”. Le renoncement, tel est le ressort des réformes, enrobé sous la démagogie de l’innovation “pédagogique” et de l’égalitarisme. Les professeurs savent bien, et tout le monde devrait savoir que cette stratégie est un échec, qu’elle a engendré un accroissement de l’inégalité sociale, attesté notamment par la diminution du nombre d’élèves de milieu modeste accédant aux filières d’excellence. Elle est deux fois injuste, parce qu’elle dévalue pour tous, riches et pauvres, la reconnaissance du mérite et parce ce que ce sont les pauvres qui en pâtissent le plus, ceux qui n’ont pas d’autre “capital” que celui-là.

Quand, il y a onze ans, MM. Jospin et Allègre ont supprimé le redoublement en première, qu’ont-ils fait sinon instaurer un lycée-Potemkine, qui rend la scolarité indépendante des résultats scolaires et de l’avis des professeurs, et tend à ramener le lycée à une fonction d’accueil.

Ainsi, il y a un mensonge organisé sur la question des filières. L’institution du collège unique et les efforts opiniâtres pour éradiquer les filières ont eu pour effet la reconstitution de filières de fait (principalement par la différenciation inévitable entre les “bons” et les “mauvais” établissements), d’autant plus injustes qu’elle sont clandestines (mais bien connues de certains) et qu’il est difficile de passer de l’une à l’autre, ce que pourrait permettre en revanche une véritable diversification en filières, y compris au sein d’un même établissement. Il est temps de cesser de jouer la vertu outragée dès qu’on évoque le principe de sélection. Le refouler ne supprime en rien la réalité de l’inégalité, mais escamote seulement le moyen d’examiner lucidement à quelles conditions la sélection et l’émulation scolaires et universitaires pourraient contribuer à l’égalité des chances.

Le millénarisme niais des “chartes pour le XXIème siècle” que Claude Allègre a octroyées à l’école primaire et au lycée est l’apothéose de cette logique où de faux professeurs (c’est pourquoi il faut décourager les vrais) feront semblant d’enseigner à de faux élèves qui feront semblant d’apprendre, les bonnes notes étant garanties à tous par des quotas ou des épreuves ad hoc. Prédiction exagérée ? Hélas non, réalité en marche : qu’on en juge, par exemple, par la nouvelle épreuve d’histoire au baccalauréat, introduite en 1999.

La décision de M. Allègre (partiellement rapportée depuis) abaissant la rémunération des professeurs pour financer des emplois-jeunes est un symbole : il s’agit de substituer des moniteurs aux professeurs, et de punir ces derniers de s’accrocher aux “vieilles lunes” du savoir et de la culture, en leur faisant supporter le poids d’une mesure de solidarité nationale qu’il eut été plus juste, à ce titre, de financer par l’impôt. Nous ne méconnaissons pas le problème que pose à nos sociétés le poids croissant de la dépense publique mais, si le gouvernement estime que le budget de l’éducation est trop élevé, qu’il le dise, et ne fasse pas semblant de faire un effort, quand il cherche à réduire les dépenses d’éducation. Attitude d’autant plus incohérente que les économies réalisées sur le dos de l’école élémentaire et secondaire viendront grossir la pression dépensière sur l’université, sommée d’accueillir de plus en plus de jeunes gens de moins en moins bien préparés à des études supérieures. Lorsqu’il déplore “l’empilement des savoirs”, M. Allègre agit en pompier pyromane. En minant la culture scolaire à coups d’histoire sans dates, de français sans lecture des oeuvres et de mathématiques sans démonstrations, M. Allègre et les conseillers inamovibles dont il est le porte-parole du moment ont ruiné la cohérence de l’enseignement. D’où l’impression légitime d’empilement. Ils ont donc beau jeu d’appeler maintenant à l’allégement des horaires et des programmes, comme si le nivellement par le bas avait jamais été une solution.

Mais, par un étrange aveuglement, l’injustice et l’inefficacité du système servent d’arguments pour pousser plus loin la même logique. De la sorte, on s’acharne à rendre inintelligible et impraticable l’idéal qui définit l’institution scolaire, alors que notre devoir civique et politique est de repenser et de reformuler cet idéal, de l’inscrire dans des conditions sociales et anthropologiques, certes nouvelles, mais ni plus ni moins défavorables à l’éducation que ne le furent celles du premier âge de la démocratie. Il s’agit de faire face à la tension inévitable de l’éducation en démocratie : prendre en compte l’aspiration à l’égalité et le goût de la liberté sans détruire le principe du mérite et l’autorité de l’institution. L’air du temps pousse à voir dans cet idéal une duperie, alors qu’il exprime une exigence. Les enseignants le savent, qui s’obstinent envers et contre tout à maintenir l’École dans sa mission première de transmission des connaissances et de formation de l’intelligence. Que les professeurs aient choisi enfin, rompant avec le découragement et la culpabilisation, d’affirmer et de défendre publiquement la valeur de leur mission fournit la chance de soulever le couvercle du dogmatisme de la “réforme” et de réorienter la politique scolaire. Gageons que leur mouvement réussira. Il mérite le soutien et l’engagement de tous : des journalistes et des écrivains qui veulent avoir encore des lecteurs demain, aux parents qui voudraient pour leurs enfants des têtes vraiment bien faites, aux universitaires et chercheurs soucieux de transmettre et de développer la culture humaniste.

Signataires :

Olivier BEAUD, professeur de droit public, Université de Paris II; Guy COQ, agrégé de philosophie; Pedro CORDOBA, maître de conférences d’espagnol, Université de Reims; Vincent DESCOMBES, directeur d’études, EHESS; Michel FICHANT, professeur de philosophie, Université de Paris-Sorbonne; Marcel GAUCHET, directeur d’études, EHESS; Claude HABIB, professeur de littérature, Université de Lille III; Reynold HUMPHRIES, professeur, Université de Lille III; Philippe PORTIER, professeur de science politique, Université de Rennes; Philippe RAYNAUD, professeur de science politique, Université de Paris II; Rémi PRUD’HOMME, professeur d’économie, Université de Paris XII; Paul THIBAUD, écrivain; Antoine THIVEL, professeur de grec ancien, Université de Nice; Joseph URBAS, maître de conférences en littérature américaine, Université de Paris X, Bernard WALLISER, professeur d’économie, École Nationale des Ponts et Chaussées.