Religion et politique aujourd’hui

Extraits du forum de discussion, Nouvelobs.com,
02-03-2006

Monsieur Gauchet, certains vous disent de gauche, d’autres de droite. D’après vous, qu’est-ce qui vous vaut ces étiquettes contradictoires ? Où vous situez-vous vous-même ?

Avant d’être engagé, j’essaie d’être indépendant et, dans la mesure où je le peux, intelligent. Cela vous amène fatalement à dire des choses déplaisantes tantôt pour la droite, tantôt pour la gauche. Et pour les militants, si vous tenez des propos gênants, vous ne pouvez être que du camp d’en face. En ce qui me concerne, je me définis comme "philosophiquement socialiste". Cela veut dire que je ne me sens pas obligé de m’aligner systématiquement sur les représentants politiques dudit socialisme. Leur socialisme ne ressemble pas forcément au mien. Mais par ailleurs, j’entends être un démocrate conséquent. Aussi je refuse tout sectarisme. S’il y a une gauche, c’est qu’il y a une droite, et elle a le droit d’exister. Je discute aussi bien avec la droite qu’avec la gauche.

Vous avez été longtemps marginalisé au sein de l’intelligentsia française, du fait de votre critique du marxisme. Mais voilà que depuis quelques années, on vous met à votre vraie place, l’une des premières. A quoi attribuez-vous votre gain d’audience ?

A l’âge ! Lorsque vous écrivez des choses un peu difficiles, elles mettent du temps à entrer dans la circulation. Il faut être patient. Et puis il y a, vous avez raison, le changement de climat politique, et puis encore la lente relève des générations. La société française est très conservatrice et fait lentement place aux nouveaux venus, hors des phénomènes de mode. Dans ce pays, pour être candidat à la présidence de la République, il faut avoir atteint l’âge de la retraite! Je suis d’ailleurs inquiet pour les générations qui suivent. Je vois qu’elles ont et qu’elles auront beaucoup de mal à se faire reconnaître.

Chirac s’est opposé, parmi d’autres, à ce que la mention des origines chrétiennes de l’Europe soit inscrite dans le projet de constitution européenne. il aurait déclaré à Ph. de Villiers, qui le rapporte dans un livre, que les racines de la France sont autant musulmanes que chrétiennes. Etes-vous d’accord ?

Je m’attends à tout de Chirac, mais j’ai quand même du mal à croire ce que nous rapporte Villiers. Même si il y a un rôle de l’Islam aux origines de l’Europe, il me semble tout de même moins important que le rôle du christianisme et je crois que tout le monde est capable de s’en apercevoir par ses propres moyens.

Quant à la bonne formule qu’il eût fallu employer éventuellement dans la constitution européenne, c’est une autre affaire. Il aurait fallu mentionner par exemple les Lumières au même titre que le christianisme. C’est le conflit autour du christianisme, pour et contre, qui a fait l’Europe telle que nous la connaissons.

Que pensez-vous de la célèbre phrase prêtée à Malraux : "le 21 ème siècle sera religieux ou ne sera pas" ?

Il est déjà là et il n’a pas l’air tellement plus religieux que celui d’avant. Je crois que le XXIe siècle sera sûrement un siècle où l’on parlera beaucoup de religion, mais cela n’en fera pas nécessairement un siècle religieux. Je tends même à penser le contraire. Ce qui fait qu’il y a tant de bruit et de fureur autour de la religion, c’est que, au travers de la mondialisation, la sortie de la religion entamée en Europe et qui s’accélère en Europe, atteint le reste du monde, lequel reste du monde demeurait, lui, religieux. La secousse est formidable et les chocs en retour sont à la hauteur. La prophétie de Malraux a les apparences pour elle, mais seulement les apparences.

Que pensez-vous d’Alain Finkielkraut ? Ses propos dans Haaretz n’ont ils pas décrédibilisé complètement le personnage si ce n’était déjà fait ?

J’ai beaucoup d’amitié pour Alain Finkielkraut, bien que je sois très souvent en profond désaccord avec lui. J’apprécie son indépendance et son courage. Son analyse de la crise des banlieues me semble fausse, mais si vous vous reportez à l’original de son entretien à Haaretz tel qu’on pouvait le trouver sur internet, il n’a aucunement le côté insoutenable des propos que lui a fait tenir le monde. Il a été victime d’une manipulation, après avoir été très imprudent, comme il l’est souvent, mais c’est la rançon de la sincérité. Nous avons besoin d’interlocuteurs et de contradicteurs de bonne foi. Je suis sûr de la bonne foi de Finkielkraut. Après cela, discutons tranquillement de ses prises de position. On peut discuter avec lui. Pour le reste, je ne crois personne sur parole, et à ce titre je n’aime pas la catégorie de "crédibilité".

Est-ce parce que l’Islam a 700 ans de retard sur les autres monothéismes qu’on assiste à tant de réactions primaires dans le monde musulman, après la publication de caricatures représentant Mahomet ?

Je crois qu’il ne faut surtout pas prendre les réactions aux caricatures au premier degré. Elles ont été un prétexte pour exprimer des choses qui n’ont pas grand chose à voir avec le contenu bien anodin des dites caricatures. Elles ont été une occasion de manipulation politique pour les uns, pour les autres elles ont été l’occasion de manifester un ressentiment à l’égard de l’occident dont les critiques à l’égard du Prophète sont le moindre aspect. Quant au "retard" de l’Islam, il n’est pas simplement chronologique. Ce n’est pas une question de temps. Et ce qui est en cause dans l’occident moderne, pas seulement pour l’islam, mais pour les autres religions et civilisations du monde ne se réduit pas au judéo-christianisme. La raison scientifique, la technique, l’économie, le capitalisme, l’industrie, la démocratie comptent sûrement davantage. Et le lien de tous ces éléments avec le monothéisme chrétien ou juif, vous me l’accorderez, n’est pas des plus évidents. Ce n’est pas à une guerre de religion que nous avons affaire, mais en fait à la déstabilisation que la sortie de la religion occidentale entraîne pour l’ensemble des autres traditions spirituelles et civilisationnelles.

Pourquoi dit-on de vous que vous êtes inclassable ? Comment vous définiriez-vous ?

Pour une raison très simple, c’est que je n’entre pas bien dans le classement des disciplines universitaires. Comme me le disait un libraire en se plaignant: "je ne sais pas où ranger vos livres!" En ce qui me concerne, je me vois tout simplement comme quelqu’un qui cherche à comprendre son temps. Cela suppose de mobiliser les moyens de disciplines assez différentes. Comment comprendre le présent sans passer par le passé? Il faut passer aussi bien pas l’analyse du mouvement de la société et la politique. Mais il faut se demander aussi ce qui se passe dans la tête des gens. J’essaie de combiner ces différentes approches, en les prenant chacune au sérieux, dans ce qui me paraît être l’unité de notre époque. Ce que j’ai du mal à comprendre, pour ma part, c’est la facilité avec laquelle tant de mes collègues se résignent à ne regarder qu’un tout petit bout des choses.

La fondation du Deux-mars, dont vous êtes proche, et peut-être membre, existe-t-elle toujours ? Elle semble en tout cas en perte de vitesse. Est-ce dû, selon vous, à la contre-performance de Chevènement en 2002 ?

J’ai en effet de bons amis à la fondation du 2 mars, bien que je n’en sois pas moi-même -je suis rétif aux appartenances. C’est vrai qu’elle n’a plus beaucoup d’activités et de visibilité. Je ne l’ai connue personnellement que dans sa deuxième phase, après la défaite de Chevènement, qui n’était pas, pour tout vous dire, mon candidat préféré. Sûrement est-il plus difficile de faire vivre une société de pensée qu’une organisation politique qui a des buts électoraux. C’est plutôt à cette difficulté que j’attribue son silence actuel. Mais ce dont je suis sûr, c’est que nous avons besoins de sociétés de pensée. Alors pourquoi la fondation du 2 mars ne trouverait-elle pas dans l’avenir toute sa place dans ce nouveau rôle? Je le souhaite.

Comme tout le monde, je vous demande, pour vous, c’est quoi la religion ?

Quelque chose dont je ne suis pas, d’abord. Mais que j’essaie de comprendre puisqu’elle a été l’essentiel pour la quasi totalité du genre humain jusqu’à nous. J’essaie de tenir les deux: comment pouvons-nous cesser d’être religieux et comment avons-nous pu l’être à ce point? Il faut échapper aussi bien à l’arrogance des athées, pour qui la religion ne peut être le signe que d’une faiblesse d’esprit, qu’à l’arrogance des croyants pour qui l’absence de foi ne peut être qu’une aberration.

Philippe de Villiers est parti en guerre contre l’islamisation de la France. Qu’en pensez-vous ?

Je ne crois pas qu’il y ait d’islamisation de la France. La présence de musulmans ne signifie pas la soumission de la société française dans son ensemble à une règle de foi dont je ne vois pas d’ailleurs qu’ils cherchent à l’imposer à ceux qui ne la partagent pas.

Au cours des interviews que vous avez donné vous ne semblez pas très inquiet du développement du fondamentalisme islamique, laissant entendre qu’il ne représente pas une véritable menace pour la démocratie libérale. Qu’en est-il?

En effet, je ne suis pas très inquiet. Je vois bien que le fondamentalisme peut faire beaucoup de dégâts, mais je ne le vois pas prendre le dessus. Il est une réaction à ce qui est le mouvement fondamental de notre monde, à mon sens, à savoir la mondialisation de la sortie de la religion. C’est cela, et de loin, qui domine dans l’histoire actuelle.

Monsieur Gauchet, êtes-vous désenchanté ?

Au sens fort du terme, à coup sûr. Je n’ai aucune propension à croire à la magie, à la sorcellerie, aux esprits et au reste. Mais par tempérament, il paraît que je serais plutôt un enthousiaste.

Monsieur Gauchet, on sait que vous êtes fils de cantonnier. Dans votre parcours scolaire et universitaire, avez-vous eu à subir une discrimination sociale ?

Honnêtement, non.

Sauf erreur de ma part, vous n’avez pas publié d’écrit à la suite de vos séminaires donnés à L’EHESS sur le thème des "religions séculières", est ce en projet?

Oui, mais vous savez que l’écriture prend beaucoup de temps. Je suis très lent, en plus.

Considérez vous que la France colonisatrice en Algérie à insufflée l’idée de nation ?

En effet, la colonisation à contribué à implanter l'idée de nation chez les colonisés. D'où la décolonisation.

Démocratie et religion, un couple en devenir

CNRS THEMA. Journal en ligne du CNRS

1er trimestre 2005, n°6

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Marcel Gauchet, directeur d'études à l'École des hautes études en sciences sociales et rédacteur en chef de la revue Le Débat, examine depuis de nombreuses années le lien entre religions et États. Entretien.

Assiste-t-on à un déclin de la religion dans les démocraties européennes et à son regain dans la démocratie américaine ?

Marcel Gauchet En Europe, l'emprise de la religion sur la vie publique ou privée des individus, quelles que soient les confessions, est indiscutablement en recul. Le cas des États-Unis est plus compliqué. Il y a des courants fondamentalistes significatifs qui sont absents en Europe. Et la religion civile aux États-Unis est dans une phase activiste. On voit une confusion de la religion civile avec le nationalisme et la mission religieuse d'établir la démocratie dans le monde. Les Américains n'ont pas découvert le nationalisme avec Bush, mais l'insistance religieuse sur la mission politique est nouvelle. Mais sur le fond, la situation est ambiguë : l'infiltration de la religion civile dans un système de politique profane correspond à une sécularisation en profondeur de la société américaine.

Le fondamentalisme musulman est-il une nouveauté ?

M. G. Dans ses proportions actuelles, oui. Mais il faut différencier le fondamentalisme du traditionalisme, pour lequel l'environnement religieux est encore proche mais en train de disparaître. Le fondamentalisme est une volonté politique de rebâtir un ordre religieux lorsqu'il n'y a plus de traditions. C'est un signe de la profonde « détraditionalisation » du monde musulman. Le choc de la modernité a ébranlé ces sociétés. L'une des autres raisons de la force du mouvement est la proximité historique de l'islam avec le judaïsme et le christianisme. L'islam se voit et se vit au quotidien comme la révélation la plus aboutie, le « sceau de la prophétie ». D'où l'intensité de cette rivalité.

Y a-t-il divorce entre la religion et la démocratie ?

M. G.La démocratie s'est longtemps affrontée à la religion puisqu'elle portait atteinte à son autorité globale sur les phénomènes humains. Aujourd'hui, cette bataille est largement derrière nous. La démocratie fait place aux religions, à leur libre expression.

Comment expliquer que certaines démocraties européennes ont des religions d'État ?

M. G. C'est l'héritage de l'histoire, de l'histoire de la Réforme protestante en particulier, qui a édifié des Églises nationales, en Angleterre, en Suède, au Danemark. Il faut y ajouter le cas des sociétés où l'Église est dépositaire de l'identité nationale : l'orthodoxie en Grèce.

Le modèle de « laïcité à la française » est-il transposable ?

M. G. Le cas français est né d'une confrontation forte, il en porte les marques. Mais une formule plus simple de la séparation des églises et de l'État pourrait faire l'accord de tous.

" Le socialisme est à réinventer"

L’Expansion, 26/10/2005

Pour le philosophe, l'aggiornamento doctrinal de la social-démocratie française est inévitable à terme mais impossible dans l'immédiat.

Le philosophe Marcel Gauchet, 59 ans, est connu pour ses réflexions sur la religion, la démocratie et l'individualisme contemporain. Mais il est d'abord l'un de nos meilleurs philosophes politiques, comme le montre la publication, ce mois-ci, de La Condition politique (Gallimard, coll. « Tel »). Il discute ici de ce qui reste valide aujourd'hui dans le projet socialiste et des conditions auxquelles celui-ci pourrait se redéfinir. L'identité socialiste et l'idéal de justice sociale n'ont pas disparu, mais Gauchet ne compte plus sur le Parti socialiste pour leur donner un nouvel élan, ni même une nouvelle définition.

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Par quoi peut se définir le socialisme au XXe siècle ?

Il faut distinguer entre l'identité socialiste et l'idée socialiste. L'identité socialiste repose sur une sensibilité à l'injustice, à l'oppression, à la domination. Elle ne pose pas de problème, elle a pour elle l'héritage d'une histoire et des réflexes d'opposition solidement ancrés. Ce qui fait problème, c'est l'idée socialiste, autrement dit le projet, la vision du fonctionnement de la société et de sa transformation. Il faut partir du fait qu'il n'y a jamais eu « un » socialisme, mais « des » socialismes. Au xxe siècle, à partir de 1917, cela s'est cristallisé dans l'opposition entre le socialisme démocratique et le communisme. Le communisme a perdu sur toute la ligne, et avec lui l'idée d'une société alternative, en rupture totale avec les sociétés capitalistes, bourgeoises, libérales et démocratiques. La social-démocratie, qui partageait les mêmes prémisses marxistes, a connu son propre développement historique. Elle ambitionnait elle aussi d'introduire des transformations structurelles, mais dans le respect des libertés formelles. A cet égard, elle a été affectée profondément par la mise en question des capacités de l'Etat à commander l'économie. L'idée socialiste ne peut plus être la transformation de la société par la propriété collective, que celle-ci soit complète ou partielle.

Alors que reste-t-il ?

La différence, c'est qu'il reste à la social-démocratie un atout puissant : la redistribution. Aujourd'hui, l'idée socialiste se confond largement avec l'Etat providence, qui est, d'ailleurs, la grande réussite du xxe siècle. Elle repose sur deux piliers : l'individualisme comme fin, et l'assistance comme moyen. Elle se ramène à la visée d'une émancipation totale des individus grâce à une protection sociale aussi poussée que possible. Mais cela suppose des moyens, donc des niveaux de prélèvement élevés sur une économie qui marche très bien. C'est ainsi que l'idée socialiste conduit à un ralliement au capitalisme le plus débridé et au renoncement à maîtriser l'économie. Il faut bien s'y soumettre pour en retirer les revenus dont on a besoin. Contrainte aggravée par une économie mondialisée ouverte où il s'agit de plaire aux entreprises, aux Bourses et aux fonds de pension.

Mais alors, qu'est-ce qui différencie ce socialisme d'une droite modérée ou sociale ?

Pas grand-chose du point de vue des réalisations. Mais beaucoup du point de vue de l'intention ultime. D'où l'importance de l'identité, qui s'affirme d'autant plus que les marges de manoeuvre sont minces. On ne fait pas ce qu'on veut, mais on rappelle haut et fort qui on est. Car le prix est élevé sur le fond. La protection sociale ne remplace pas l'idéal égalitaire de justice sociale. Et le libéralisme obligé tourne le dos à l'aspiration démocratique d'un gouvernement de l'économie.

Dix ans après la mort de François Mitterrand, les socialistes français n'ont donc plus rien à dire en termes de projet de société ?

La rénovation doctrinale du PS est très improbable. D'abord parce qu'elle devrait passer par la critique de Mitterrand et de l'étouffement de la réflexion sur le socialisme à laquelle il s'est livré. La génération qui dirige actuellement le PS en est incapable. Elle n'y a aucun intérêt, de surcroît, étant donné le fonctionnement de la machine électorale socialiste. Il y a aussi la pression de l'extrême gauche. Elle est trop utile électoralement pour qu'on prenne le risque de l'affronter. D'autant que le PS pèse peu, guère plus de 20 % de l'électorat, et qu'on ne voit pas le grand stratège capable de le faire passer à 30 % et au-delà tout en développant des idées claires permettant aux gens de se rassembler. On peut conclure que si l'idée socialiste doit se rénover, ce n'est pas du Parti socialiste que cette réflexion partira.

D'où viendra cette rénovation ?

C'est imprévisible, mais il faut faire confiance au renouvellement des générations. En France règne un consensus depuis vingt ans pour retarder les échéances, à gauche comme à droite. Nous sommes dans une société gérontocratisée où existe un bizarre accord entre la génération du baby-boom et celle d'avant, qu'incarnait Mitterrand, pour maintenir les choses en l'état. Mais tôt ou tard émergera une génération qui ne voudra pas se contenter de gérer l'acquis.

Mitterrand a quand même contribué à changer la société française, à la moderniser.

Il a opéré le tournant dont nous avons parlé. Il a buté sur les limites de « l'appropriation collective des moyens de production », et il a découvert dans la douleur que, pour financer un Etat providence en faillite chronique, il fallait aller chercher l'argent là où il se trouve. Il n'y a pas trente-six solutions. La méthode la moins coûteuse politiquement consiste à emprunter sur le marché mondial des capitaux. Mais, pour cela, il faut une économie ouverte. D'où, en particulier, la libéralisation financière. La performance de Mitterrand a été d'opérer ce tournant sans l'assumer intellectuellement. Il a maintenu la doctrine comme si de rien n'était, en niant avoir changé. « N'avouez jamais ! »

«Une disproportion entre les caricatures et l'indignation»

Le Figaro 03-02-2006

Propos recueillis par Alexis Lacroix

L'historien et philosophe Marcel Gauchet, rédacteur en chef de la revue Le Débat, a publié récemment La Condition politique (Gallimard). Il réagit à la polémique internationale suscitée par les caricatures du prophète Mahomet parues en septembre dernier dans le quotidien danois Jyllands Posten et rééditées le 10 janvier par un périodique norvégien, Magazinet.

LE FIGARO La publication de dessins satiriques dans la presse scandinave suscite une polémique et des protestations dans le monde arabe. Quelles réflexions vous inspire cette situation ?

Marcel GAUCHET. – Je m'interroge sur l'origine véritable d'une telle émotion au sujet de caricatures plutôt innocentes. Des pays arabes s'indignent, mais leurs anathèmes reflètent-ils vraiment le sentiment de leurs populations ? Quant à l'Europe, que représentent au juste les protestataires qui s'agitent ? On est en droit de nourrir les plus grands doutes sur la portée de ces indignations. Dans cette affaire – que la presse danoise qualifie d'«affaire Mahomet» –, on rêverait vraiment d'un travail d'enquête, capable d'établir qui sont ces insurgés de la vraie foi... La naïveté de la presse, c'est parfois de prendre pour argent comptant un semblant d'unanimité dans l'indignation des consciences musulmanes. N'est-ce pas le premier piège de cette affaire ?

Certes, mais les menaces proférées ne sont pas nées de l'imagination des médias !

Absolument, et il convient sans doute de les recevoir avec le plus grand sérieux. Il convient aussi de s'interroger sur leur signification véritable : un accès de colère si aigu ne trahit-il pas avant tout la profondeur d'un désarroi ? La disproportion entre les dessins et l'indignation est ce qui doit faire réfléchir. Comme Sayyid Qotb ou Hassan el-Banna – les premiers théoriciens de l'islamisme dans les années 20 –, ceux qui lancent des fatwas contre un simple dessin humoristique révèlent d'abord par cette susceptibilité exacerbée un profond sentiment de vulnérabilité. Une religion sûre d'elle-même pourrait-elle donner lieu à une colère si disproportionnée ? Qui, parmi les catholiques, aurait l'idée de mettre en scène un tel esclandre planétaire ? A-t-on vu se déchaîner les ligues de vertu quand telle chaîne de télévision a présenté un sketch suggérant que Benoît XVI, du fait de ses origines allemandes, était un pape nazi ? Il faut dire que les fondamentalistes ne sont pas encouragés à cet auto-examen par l'attitude des Occidentaux. En proie au «sanglot de l'homme blanc», de nombreux Occidentaux n'osent toujours pas porter un regard critique sur certains aspects – ou certaines dérives, notamment islamistes – de l'islam. Le tiers-mondisme expiatoire a la vie dure.

L'« interdit de la représentation » dans l'islam n'explique-t-il pas, en partie, la vigueur de ces protestations ?

Franchement, je ne suis pas sûr qu'alléguer ces raisons anthropologiques soit bien pertinent. Les Occidentaux baignent désormais, comme chacun sait, dans une culture de l'image. Et cela, n'importe quel musulman le sait. Aussi l'interdit de la représentation qu'il se doit de respecter lui-même ne s'applique pas aux non-musulmans. Exerçons-nous donc à la finesse ! Essayons de traverser les apparences ! Ne nous en tenons pas, autrement dit, pour comprendre le cogito fondamentaliste, à l'effroi qu'inspire la rhétorique du djihad. Ces rodomontades dissimulent bien souvent un doute taraudant sur la solidité de l'identité qu'on défend avec cette ardeur guerrière.

Débat Gauchet-Debray : Cherchons République désespérément

Nouvel Observateur 15-12-2005

Communautarisme, banlieues, nation, multiculturalisme, crise d'identité. Débat entre deux philosophes qui ne renoncent pas dans leur quête du bien public.

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Le Nouvel Observateur. - Régis Debray écrit : « Cherchons religion civile désespérément » ; qu'en dit l'auteur du « Désenchantement du monde » ?

Marcel Gauchet. -Nous allons continuer à la chercher désespérément car je ne vois pas comment nous pourrions la retrouver ! C'est là probablement que nous divergeons. Régis Debray est optimiste à sa façon en parlant de la nécessité de retrouver une religion civile. Or, à mon sens, la possibilité même d'une religion civile a disparu avec la source où elle pourrait s'alimenter. Elle a perdu pour commencer ce qui lui a fourni longtemps son ressort principal : le vis-à-vis conflictuel avec les religions constituées - l'Eglise catholique pour la République en France. La République opposait sa revendication de liberté au principe d'autorité qu'incarnait le catholicisme, tout en lui empruntant une partie de son énergie sacrale.

Ce modèle a marché. L'idée républicaine en France a fonctionné comme une puissante religion civile. Ce n'est plus le cas. Le phénomène touche l'ensemble de l'Europe. Les religions « religieuses », si j'ose dire, y ont perdu leur autorité sociale, et la chose collective a partout cessé d'être investie de religiosité ou de sacralité.

Régis Debray. - Il va de soi qu'une communion collective, tout autre chose que la croyance en Dieu, ne se fabrique pas sur commande, pas plus qu'une langue. Ce n'est pas de la plomberie, ça pousse ou non comme un arbre. J'entends par religieux un cadre commun de confiance et de référence, un système symbolique qui réunit les hommes en les renvoyant à autre chose qu'à eux-mêmes, un surplomb moral et affectif, si vous préférez. Chaque fois qu'on a essayé d'en bricoler un, comme sous la Révolution française ou avec le père Comte, le vent l'a emporté. Une sacralité se trouve avant de se chercher. Et elle se trouve en situation de confrontation, d'exil, d'urgence ou de péril vital. La République est liée à l'école mais ce n'est pas un problème d'école. On l'a trop intellectualisée. C'était une émotion partagée et on ne partage que ce qui nous dépasse. D'où le culte de la nation, qui devait autant à l'armée qu'à l'école. En 1792, « citoyen » était synonyme de « patriote », celui qui prend les armes pour l'« amour sacré de la patrie ». Le problème aujourd'hui, c'est que tous les chaînons de la citoyenneté ont sauté l'un après l'autre, de l'école primaire jusqu'à la conscription. Les droits séparés des devoirs, les libertés de la responsabilité, l'individu du collectif, l'expression de la discipline, le tissu civique a été soigneusement détricoté. Une communauté républicaine n'est pas seulement un contrat : c'est une fierté, fondée sur une mythologie et une communauté de langue. La fuite en avant vers l'Europe, simple structure économique et désert symbolique, n'a rien arrangé. La nation était affective, le postnational est encore une idée. Vous vous souvenez de la une de « Libération » après une nouvelle parfaitement inventée d'agression antisémite : « Une histoire française ». Pour le plus clair de ses élites, la France est pourrie par nature et destination. Pour intégrer, il faut savoir à quoi, et en avoir envie. Les Américains n'ont aucun doute là-dessus. Bill Gates nous cache Billy Graham mais leur religion biblico-patriotique des Etats-Unis est inscrite sur chaque dollar. Prenez un billet d'euro, et comparez. C'est un billet de Monopoly.

M. Gauchet. - C'est vrai, mais pourquoi ? Parce que c'est là que la « sortie de la religion » a ses racines les plus anciennes et ses expressions les plus fortes. L'Europe reste à l'avant-garde du mouvement.

Ce qui est vrai aussi, c'est que ce mouvement crée de lourds problèmes. Il se traduit par un énorme changement du rapport entre l'individuel et le collectif. Le citoyen se devait à sa collectivité. C'est ce qui s'exprimait dans le patriotisme : « Je dois quelque chose à la communauté par laquelle je suis quelqu'un. » Les individus revendiquent aujourd'hui une relation exactement inverse : « La collectivité me doit tout, et je ne lui dois rien. » La société est en dette perpétuelle vis-à-vis des individus. Pour sortir de là, il va falloir apprendre à faire sans la religion ce qu'on faisait au travers de la religion, civile ou constituée. Ce n'est pas une opération simple, c'est quelque chose qui ne s'est jamais vu dans l'histoire. La survie de l'Europe en dépend. Ou les Européens seront capables d'inventer ce nouveau rapport au collectif, ou nous verrons se généraliser une vague d'anomie sur fond d'impotence politique. Ce sera très difficile, mais ce n'est pas infaisable. L'enracinement de ces individus qui se croient déliés de l'histoire qui les a faits reste puissant, même s'il est devenu confus ou inconscient. A un moment donné, ils voudront se réapproprier leur identité collective. Ce ne se fera pas sur un mode religieux, mais la capacité d'intégration qui en résultera sera comparable à celle que fournissaient jadis les religions.

R. Debray. - Le travail politique, toujours et partout, c'est faire d'un tas un tout. C'est la devise classique « E pluribus unum » : à partir d'une multitude créer une personnalité collective qui transcendera les intérêts, et les égoïsmes individuels, et pourra leur survivre. Pour qu'un empilement de « je » fasse un « nous », il faut pouvoir regarder ensemble, à certains moments plus ou moins ritualisés, vers un point de fuite à l'horizon. On ne le voit plus. L'Europe n'a jamais été qu'une combinatoire assez branlante d'intérêts nationaux, tout en se présentant chez nous, depuis les années 1970, comme un mythe de substitution. Ça tenait la mer tant qu'il y avait un grand méchant en face, l'Union soviétique. Mais une fois qu'il n'y a plus d'adversaire, il n'y a plus de frontières mais un château de cartes. Et quand il n'y a pas de frontières, il n'y a ni sacralité, ni nécessité, ni croyance partagée, ni sentiment d'appartenance. Alors, faute d'histoire commune, chacun se replie sur sa mémoire, sa micro-identité sexuelle, ethnique, religieuse, régionale... Quand l'Europe aura le courage d'avoir des adversaires, elle commencera à exister. Pour le moment, tous les désespoirs sont permis.

M. Gauchet. - N'oublions pas que l'Europe est le continent qui a inventé l'Etat-nation, mais pas au singulier : c'est le continent des Etats-nations au pluriel. C'est ici que cette formule est la plus familière, la plus acquise, la plus enracinée, mais aussi, de ce fait, la plus invisible. Le reste du monde est encore en train d'apprendre la langue de l'Etat-nation quand les Européens sont en train de l'oublier, ou de s'en croire émancipés, parce qu'ils sont trop dedans.

R. Debray. - Je citerai ici Tocqueville : « Comment la société pourrait-elle manquer de périr, si, tandis que le lien politique se relâche, le lien moral ne se resserrait pas ? » Pour l'heure, on vit la déliaison.

N. O. -Notre République est-elle déjà communautariste ? At-elle déjà érigé la différence en principe d'Etat ? Si cela est vrai, faut-il baisser les bras face au multiculturalisme ?

R. Debray. - Que cela plaise ou non, le basculement identitaire est un fait. L'universalisme abstrait, qui postule des hommes sans qualités et sans histoire, ferme les yeux sur les identités, et nie, par exemple, la question coloniale, n'a jamais été viable. Il engendre en réaction le narcissisme communautaire dans une sorte de spirale infernale, une escalade de paranoïas victimaires. Je suis sidéré par la disparition des groupes d'affinité, des lieux de transversalité où l'on pouvait se rassembler entre gens de toute origine autour d'une idée ou d'un projet, de quelque chose de choisi et non de subi. La scène intellectuelle est exemplaire à cet égard. Ses vedettes s'affichent en porte-drapeaux, en champions de telle ou telle communauté... Je sais bien qu'un Français déprimé fait un Breton rancunier, un Corse insurgé, un catho ombrageux, un homo susceptible, un juif barricadé, un musulman à cran... mais tout de même ! Trop, c'est trop. Cette identité par la peau et non par l'esprit, par filiation et non par adhésion, c'est comme la fin des Lumières. Une revanche de Vichy. Le phénomène mondial des migrations, en plus, va exacerber les besoins de ressourcement par l'origine, du retranchement sur le pré carré, car plus on est déraciné, plus on a besoin de se réinventer, de se reconstruire des racines plus ou moins fantasmatiques. Les hypersensibilités frontalières vont se multiplier, puisque les fanatismes sont des maladies de peau, des maladies du frottement. Bien sûr, les minorités doivent s'organiser pour pouvoir exister, mais plus ça va, moins on sait ce que le passé nous réserve. Le dominé a une mémoire plus longue que le dominant, et l'impérialiste n'a pas conscience de l'être. C'est le colonisé qui lui renvoie sa vérité. Le rapport que j'ai fait sur Haïti, avec d'autres, proposait un grand Musée de la Traite et une révision de nos manuels scolaires. Depuis quand un républicain ne pourrait-il être anticolonialiste ? On n'est pas forcé d'avoir honte de la République et de son histoire pour corriger ses formidables injustices. Les Britanniques ont commémoré Trafalgar sans complexes. L'irresponsabilité suicidaire des « néocons » à la française est de vouloir importer le modèle communautariste américain délesté de son ciment patriotique, qui empêche la guerre totale des races. Sarkozy me semble un homme léger. Il ne prend que la moitié de sa métropole, autrement dit la concurrence à tous crins, la débrouillardise individuelle, le chacun pour soi en négligeant le déisme confédéral et le serment au drapeau. Ce serait dommage de devenir américain pour le pire, non ?

M. Gauchet. - J'avoue ne pas parvenir à prendre au sérieux les prétendues communautés. Elles ne me semblent pas véritablement consistantes. Je crois qu'on confond des communautés, au sens sociologique, et des identités, ce qui est encore autre chose, avec des communautés au sens politique. En raison de leur héritage républicain, les Français ont une sensibilité tout à fait particulière au phénomène communautaire qui leur brouille la vue. Toute immigration est communautaire par un mécanisme extrêmement simple de recherche de protection. Dans un environnement inconnu et hostile, on cherche naturellement le proche, le familier, le confort de la langue, les liens de solidarité. A cet égard, une certaine volonté française de ne voir que des individus a des effets déplorables. Elle produit ces ghettos sociaux où 80 nationalités parlant 30 langues différentes cohabitent dans la même barre de HLM. D'où l'ambiance si peu solidaire de ces ghettos.

R. Debray. - Qui sont ultraterritorialisés. Le nomadisme postmoderne refabrique des quartiers et du territoire à tout va. Deleuze n'avait pas prévu ça.

M. Gauchet. - Exact. Avec des frontières : le bosquet là, le lampadaire ici, et après commence l'inconnu, l'étranger, l'ennemi. J'observe par ailleurs que dans le même temps nous avons vu des communautés disparaître, comme la communauté de classe.

R. Debray. - Parce que c'était une communauté d'espérance. Et quand on ne partage plus l'espoir, on n'a que le ressentiment en commun.

M. Gauchet. - Pour autant ces communautés sont-elles des communautés dans le sens politique ? C'est-à-dire des communautés qui font la loi et qui ont autorité sur leurs membres ? Je ne le crois pas. C'est vrai dans un certain nombre de cas limites et pathologiques des quartiers les plus marginalisés, où la seule loi est la loi mafieuse. Mais ce n'est globalement pas vrai de la grande masse des communautés d'immigrés qui fonctionne au titre des liens de solidarité, d'entraide, de fraternité, mais ne donne pas de pouvoir à ces communautés. Ce sont des communautés d'individus libres. La grande masse des musulmans français est très peu disposée à reconnaître l'autorité de la charia sur leur vie. Je vois bien des juifs revendiquer individuellement leur appartenance à la communauté, mais je ne vois pas qu'ils soient disposés à lui obéir. A fortiori, dans le cas des homosexuels, on peut dire qu'on est dans l'hyper-individualisme postmoderne, où l'idée d'une autorité de la communauté sur le sort de ses membres n'a même pas de sens.

R. Debray. - C'est vrai, sauf en période de confrontation, où les communautés resurgissent en tant que telles.

M. Gauchet. - Quant au multiculturalisme, j'ai deux questions à son propos. D'abord, quelles sont les « cultures » en question ? Je ne les discerne pas. Il existe en effet des particularismes culturels. Est-ce que cela en fait des cultures au sens social et anthropologique du terme ? Non. J'en suis désolé, une religion ne fait pas à elle seule une culture. Et dans le cas de l'interprétation des problèmes des banlieues à travers le prisme du multiculturalisme, je crois qu'on s'égare complètement. Le problème de ces jeunes, ce n'est pas qu'ils relèveraient d'une culture différente de la nôtre qui ne serait pas reconnue, c'est qu'ils ne savent pas de quelle culture ils sont. Ils ont perdu leur culture d'origine, celle de leurs parents, auxquels ils ne veulent pas ressembler mais ils n'ont pas acquis d'autre part les clés de la culture d'accueil où ils ont à vivre.

Deuxième question : que veut véritablement dire « multiculturalisme » ? L'expression est susceptible de deux acceptions totalement différentes. Ou bien elle désigne le noble projet de ne pas rester enfermé dans sa propre culture et d'acquérir la connaissance de la diversité des cultures et civilisations. Le multiculturalisme rejoint alors le vieil idéal humaniste. Ou bien « multiculturalisme » désigne la coexistence de particularismes qui s'ignorent les uns les autres et à propos desquels la seule règle qu'on soit en droit d'exiger est qu'ils ne s'affrontent pas directement. A ce moment-là, je ne peux pas y voir autre chose qu'une régression vers l'inculture et la barbarie.

R. Debray. - Si on enquête un peu, la jacquerie des banlieues n'est pas de l'ethno-religieux. Les imams n'en pouvaient mais. Clichy-sous-Bois vu d'Israël ou de Palestine, en noir et blanc, c'est un fantasme d'intello. On a des exclus du système capitaliste qui demandent à intégrer le système, sans le remettre en question et qui se jugent lésés - légitimement d'ailleurs - de ne pouvoir le faire. On a vu des gars brûler des voitures en filmant, pour pouvoir revendre la cassette à la télévision. Ils savent que, pour exister, il faut passer à la télé. Mais si les communautés ne sont pas encore des projets politiques avec volonté de développement séparé, il est vrai, en dehors de la petite ou grande délinquance, que les solidarités ethniques se structurent de mieux en mieux et s'inscrivent même dans l'espace en banlieue et à Paris. Voyez le développement des écoles confessionnelles et celui des radios, des journaux et bientôt des télévisions communautaires. Chacun s'aventure de moins en moins en dehors de son milieu, son cocon protecteur. Les intellos aussi chassent en meute. Sale période pour les fraternités, même dînatoires. Pour les institutions de rattachement volontaire, comme étaient les partis, les syndicats, les compagnonnages, les métiers, les ateliers. C'est la glue qui revient. Une société alvéolaire, encoquillée, à confort intellectuel maximal et coexistence physique minimale. Ce serait le moment de relancer une campagne de banquets républicains, et de mettre autour d'une même table des Noirs, des gaulois, des juifs, des musulmans, des Corses, des jeunes et des vieux, des hommes et des femmes, au service d'une idée. Je proposerais volontiers de fonder la communauté des sans-communauté ou la « confédération des gens ne pouvant parler qu'en leur nom propre ». Où l'on mettrait un instant entre parenthèses son sexe, sa généalogie et sa couleur de peau. Pas pour les nier, mais pour les dépasser.

M. Gauchet. - Je suis d'accord pour constater que nous baignons dans une idéologie communautaire. Mais quel est le ciment de ces communautés invoquées à tout propos ? Le victimisme. Des communautés de victimes ne peuvent pas constituer de vraies communautés. Ne serait-ce que parce que, à l'intérieur de cette communauté, chacun se sent plus victime que son voisin.

L'Occident est aveugle sur les effets de la mondialisation de l'économie et des moeurs

Vous qui aviez décrit, dans les années 1980, la venue d'un monde "désenchanté", n'êtes-vous pas surpris par le retour brutal de la religion sur la scène politique internationale ?

Non. J'avais été étonné, comme tout le monde, par la révolution islamique en Iran, mais depuis, j'ai toujours pensé que nous n'étions pas au bout de nos surprises avec ce double mouvement paradoxal de la "sortie" de la religion, qui s'accélère en Occident - le cas des Etats-Unis étant atypique - et de la réactivation des identités religieuses dans le reste du monde, spécialement le monde islamique. J'insiste : ce n'est pas à un "retour" de la religion en bonne et due forme que nous assistons, mais à une reviviscence des identités à caractère religieux.

Le problème des Européens est qu'ils ne parviennent plus à comprendre ce que la religion veut dire dans des sociétés où elle garde une force très structurante. Ils ont oublié leur propre passé. Pour eux, la religion est devenue un système de croyances individuelles et privées. Or le reste du monde ne fonctionne pas ainsi. Il n'est pas épargné par la "sortie" de la religion, qui s'accélère, au contraire, avec la mondialisation. Mais cette "sortie" d'une organisation religieuse du monde, détruite par l'urbanisation, l'économisme de type occidental, le raisonnement libéral, l'efficacité technique et la consommation, cohabite avec l'aspiration à retrouver la religion traditionnelle.

On aboutit ainsi à une réactivation qui s'explique également par l'échec des formes antérieures de modernisation ...

En effet. L'occidentalisation à marche forcée, le développement, le nationalisme arabe, le panarabisme, le socialisme, tout cela a échoué. Que reste-t-il ? L'identité religieuse, la conscience collective ordonnée autour de l'acquis d'une tradition. Poussez ce mouvement de ressaisie jusqu'au bout, et vous avez le fondamentalisme, où il ne s'agit plus seulement de retrouver la religiosité coutumière, mais la vérité des origines détournée par la corruption du présent.

L'affaire-prétexte des caricatures de Mahomet a montré l'immense ressentiment de populations qui se sentent méprisées, laissées pour compte de l'histoire, en situation d'échec perpétuel par rapport à un Occident qui ne mesure pas combien la pénétration de ses façons de faire et de penser est destructrice pour les rapports sociaux en place, notamment dans cet islam qui, autant qu'une foi, est une règle de vie. L'Occident est aveugle sur les effets de cette mondialisation de l'économie et des moeurs, en termes de désagrégation de la famille traditionnelle, de changement violent dans le rapport entre hommes et femmes, entre générations. C'est d'un soulèvement existentiel qu'il s'agit.

Comment expliquez-vous cet "aveuglement" des Occidentaux ?

De la première guerre mondiale à la fin de la décolonisation, les Européens ont connu un moment de crise de leur bonne conscience de dominateurs. Ils ont essayé de comprendre ces autres cultures et civilisations qu'ils avaient si longtemps piétinées. Aujourd'hui, c'en est fini de cette remise en question. Ils sont globalement réconciliés avec leur histoire. Ils n'ont plus de prétention impériale, ils sont partisans de la coexistence pacifique des cultures, ils célèbrent la différence, mais ils ne s'intéressent pas beaucoup à ce qui n'est pas eux.

L'échec du projet de révolution socialiste et l'écroulement du bloc soviétique ont, en outre, imposé l'idée que la démocratie est un système indépassable et que le capitalisme de marché a fait ses preuves. Ce consensus sur le fonctionnement de nos sociétés ne pousse pas à la relativité du regard vis-à-vis du reste du monde. Il n'y a qu'une manière d'être moderne... Que ceux qui n'ont pas encore la chance de posséder la démocratie, la liberté d'expression, le marché, les droits de l'homme y passent d'urgence !

Pourquoi le ressentiment est-il plus vif qu'ailleurs en terre d'islam ?

Parce que la proximité fonctionne comme un facteur aggravant. C'est le troisième monothéisme, une religion qui se pense dans la suite du judaïsme et du christianisme et qui se veut comme le sceau de la Prophétie, la révélation ultime et définitive. Or aujourd'hui les fidèles du Prophète se trouvent, inexplicablement, dans une situation de vaincus, de dominés, et à plus d'un titre. Ils ont subi la colonisation. Le conflit israélo-palestinien est vécu comme le symbole de la perpétuation de cette humiliation coloniale. Par surcroît, ce développement à l'occidentale qu'ils subissent comme une agression ne marche pas.

C'est la différence avec des pays comme la Chine ou l'Inde. Le ressentiment nationaliste n'y est sûrement pas moindre, mais ces pays peuvent compter sur une cohésion collective et des structures politiques qui permettent de s'approprier avec succès, comme le Japon l'avait fait auparavant, la technique occidentale et le mode de raisonnement économique qui va avec. Il leur est possible de nourrir l'ambition de battre les Occidentaux sur leur propre terrain, tout en maîtrisant le processus et en restant eux-mêmes.

On ne trouve rien de pareil dans le monde arabo-musulman. Les Etats y sont à la fois faibles et tyranniques. Les outils de modernisation manquent. Dans ces conditions, on subit les dégâts d'une occidentalisation rampante sans en recueillir les bénéfices. L'impression de dépossession en est démultipliée. Comment ne pas voir l'incertitude profonde sur la solidité de sa religion qui anime la prétention de la mettre à l'abri de toute discussion ?

La liberté d'expression, dont l'Occident fait un absolu, doit-elle être limitée pour des motifs religieux ?

Non, ce serait hypocrite et inutile. L'Occident resterait ce qu'il est, nonobstant les limites qu'il ferait semblant de s'imposer. On ne peut pas plus demander aux musulmans de renoncer à ce qu'ils sont que demander aux Occidentaux de renoncer à leur bien le plus symbolique et le plus précieux : la liberté de pensée et d'expression.

Encadrer la liberté d'expression, légitimer des exceptions pour des motifs religieux serait une mauvaise réponse à une bonne question. Les gouvernements occidentaux ont d'abord à témoigner, par des actes tangibles, de leur capacité de prendre en compte la situation d'un monde islamique vis-à-vis duquel, il faut bien le dire, notre attitude se réduit à une indifférence globale, mâtinée de peurs ponctuelles. Précisément parce que nous sommes la civilisation de l'autocritique, nous avons à montrer que, si nous sommes ce que nous sommes, nous sommes aussi disposés à nous mettre à la place des autres. C'est une question de responsabilité politique à l'échelle de la conscience collective. Entre autres initiatives, une institutionnalisation européenne, conséquente et ouverte, de la connaissance de l'islam aurait valeur de signe exemplaire : nous sommes la terre de la connaissance critique - inutile de nous cacher derrière notre petit doigt -, mais dans ce cadre nous sommes prêts à faire droit à ce qui n'est pas nous.

N'êtes-vous pas frappé par la montée de la dérision qui vise toutes les religions ?

Oui. Il y a une nouveauté dans la dérision telle qu'elle est pratiquée depuis, disons, deux ou trois décennies en Europe. Elle illustre l'accélération de la "sortie" de la religion dont nous avons parlé. Nous sommes passés au-delà de la critique antireligieuse telle que nous l'avons connue autrefois. Celle-ci exprimait l'hostilité de principe à un système que l'on combat comme contraire à l'esprit de la liberté. L'opposition pouvait être très violente, mais elle supposait une sorte d'accord : vous, vous croyez à l'autorité de la révélation, nous, nous croyons à l'autonomie de la raison. Le dissensus était inexpiable, mais il y avait consensus implicite sur l'enjeu de l'affrontement - y compris dans le recours au ridicule qui tue.

Avec la dérision, on sort de cet accord implicite. Ce qui est récusé, c'est le terrain même où se situe la croyance. C'est ce qui la rend plus blessante pour une conscience religieuse que l'anticléricalisme ou l'athéisme traditionnels, qui pouvaient heurter, mais qui avaient une forte raison d'être. Avec la dérision, la conscience religieuse est malmenée dans ce qu'elle a de plus profond : le sentiment d'une certaine gravité de l'existence, le sens des interrogations ultimes devant la mort, l'au-delà, le salut. Ils sont bafoués par une superficialité satisfaite.

Le monde politique n'y échappe pas...

Non, bien sûr. Rien de ce qui est tenu pour sérieux n'est épargné. La dérision est devenue une sorte de critère de l'hyper-modernité. Sans doute faut-il y voir un réflexe d'enfant gâté pour sociétés de très haute prospérité. Elle est un épiphénomène idéologique poussant à la limite la foi libérale de nos sociétés : tout roule tout seul, alors pourquoi se poser des questions dramatiques ? La gravité n'est plus de saison... Il va de soi que plus on est engagé dans sa foi ou dans son action politique, plus ce refus du sérieux vous heurte de front. Alors que dire de la réaction dans des sociétés où la difficulté de l'existence conserve tout son poids...

La consigne du respect des croyances est-elle suffisante ?

Elle est à côté du sujet. Je crois même que l'expression est dangereuse. Elle confond deux choses. Ce que nous avons à respecter, ce sont les croyants. Mais autre chose est le droit intangible à l'irrespect pour les croyances, c'est-à-dire le droit de les soumettre à l'examen critique, comme tout système de pensée. Rien ne peut être soustrait à cet acide de la discussion publique. C'est la règle de notre monde. Vouloir lui assigner des limites est absurde. C'est se renier sans avoir la moindre chance d'aboutir.

Nous avons l'impression d'être condamnés par l'Histoire

Le Monde 24-02-2006

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Pourquoi la thèse du déclin rencontre-t-elle un tel écho ?

Marcel Gauchet - Il y a d'abord, derrière l'idée du déclin, des éléments objectifs : toute l'Europe décline depuis 1918, mais la place de la France en Europe se réduit aussi. Ce n'est pourtant pas tant un problème économique qu'une crise de notre leadership politique, dans un pays qui a toujours beaucoup cru en la politique, et, au-delà, le signe d'un décalage de plus en plus perceptible entre les élites et le peuple. Par ailleurs, la France traverse une grave remise en question de ses institutions publiques : l'armée, l'école, la justice et la sécurité au sens large sont si profondément en crise qu'il y a aujourd'hui une impasse proprement française sur l'Etat. Enfin, j'ajouterai un élément plus profond : nous avons désormais l'impression d'être dans un pays condamné par l'Histoire.

L'évolution du monde va donc à l'inverse des idéaux français ?

Oui. Entre 1945 et 1975, la France a vécu un moment heureux, car l'histoire du monde allait dans son sens : la reconstruction, la réorganisation administrative, la naissance des institutions européennes sont des concepts, des objectifs que la France sait manier. Depuis 1973, la France est prise à contre-pied par l'évolution du monde libéral, l'individualisation des choix et des marchés en tout genre. En France, la droite est pour l'autorité de l'Etat, la gauche pour un Etat protecteur, mais ce ne sont que deux aspects de la même pièce qui met l'Etat au centre de la pensée. J'ajouterai que les Français se sont aperçus - et le référendum du 29 mai en a été l'illustration - que, contrairement à ce qu'ils avaient toujours cru, l'Europe, ce n'est pas " la France en un peu plus grand". Tout cela entraîne forcément une crise de confiance en soi.

Est-ce si différent du "déclinisme" des années 1930 en France ?

Il n'y a pas de menace extérieure, et c'est là le changement fondamental. Même la menace islamiste dont on parle n'a rien à voir avec la menace idéologique que représentaient Hitler, Staline ou Franco. Et si Nicolas Baverez insiste sur notre déclin économique, cela n'est pas la crise des années 1930. L'Etat-providence limite considérablement la casse : 10 % de chômeurs en 2006, cela n'a pas les mêmes conséquences individuelles que 10 % de chômeurs en 1930.

Pourquoi parle-t-on de déclin plus que de décadence ?

Si on ne parle pas de décadence, c'est qu'il n'y a pas de vraie nostalgie de valeurs disparues. La France est un vieux pays catholique et conservateur, mais personne ne semble regretter l'ordre familial d'antan. Je suis né dans une province catholique et rurale et, lorsque je vois ce qu'elle est devenue, je me dis que la modernisation de la société est ahurissante. D'ailleurs aucun responsable politique ne se revendique vraiment de ces valeurs d'autrefois. Même Christine Boutin n'est pas une véritable conservatrice.

Ce débat sur le déclin est très loin des débats d'extrême droite basés sur le "tout fout le camp". Dans sa vie privée, chacun a gagné une liberté extraordinaire, et les Français croient pouvoir se construire une vie privée heureuse. Mais ils ne croient plus au bonheur à l'échelle collective... Ils vont devoir trouver les élites qui leur feront prendre le tournant.

Non pas en leur répétant que la France n'est plus rien, mais en sachant trouver le point d'adaptation au monde tel qu'il est.

Le sentiment du déclin appelle-t-il à choisir une politique de rupture ?

Pour choisir une politique de rupture, il faut qu'elle soit portée par une personnalité très légitime qui explique clairement où l'on va. Si l'on compare avec la dépression anglaise des années 1970, il faut noter que Margaret Thatcher n'est pas arrivée au pouvoir en parlant de rupture. Elle disait au contraire qu'elle reviendrait à la tradition libérale de l'Angleterre, dévoyée à ses yeux par les travaillistes. Son projet était clair et dans la tradition. En France, tout le monde a quelque chose à défendre et, pour l'heure, personne ne sait vers quoi irait la rupture. Ce n'est pas pour rien si la défense des acquis reste le thème le plus mobilisateur.

Ce qui est étonnant, c'est que la gauche fasse comme si elle ignorait ce thème du déclin. Une certaine gauche évoque le démantèlement du modèle social, mais elle ne prend pas en compte la crise des élites et des institutions. Aucun dirigeant du PS ne se penche sérieusement sur les inquiétudes des Français. Quant au débat à droite, il est biaisé du fait de la présence de Chirac au pouvoir, Chirac étant lui-même un des éléments très visibles du déclin français.