Julliard-Gauchet : La France en proie à la tentation de l'immobilisme

Le Figaro, 05 novembre 2005

Propos recueillis par Marie-Laure Germon et Alexis Lacroix

Jacques Julliard, historien, directeur d'études à l'EHESS et directeur délégué de la rédaction du Nouvel Observateur, signe ces jours-ci, Le Malheur français (1). Pour Le Figaro, il dialogue avec l'historien et philosophe Marcel Gauchet, rédacteur en chef du Débat, et éclaire l'état d'un pays – la France – en proie à la tentation antilibérale.

Le Figaro. – «Le malheur s'est glissé tout doucement dans le logis», écrivez-vous. N'est-ce pas exagéré ?

Jacques JULLIARD. – Trois phénomènes convergents et révélateurs ont émaillé le «printemps pourri» de 2005. Ce printemps fut marqué, outre l'affaire du lundi de Pentecôte, par l'échec du traité constitutionnel européen, ainsi que par le fiasco de la candidature de Paris aux Jeux olympiques de 2012. Sans la moindre hypocrisie, je comprends les motivations des thuriféraires du non : leur position m'a, un temps, séduit et même tenté. Je craignais que le texte constitutionnel n'affaiblisse notre pays, en offrant subrepticement les clés de l'Europe à la Grande-Bretagne, qui n'en aurait rien fait... C'est en vérité le non qui est parvenu à ce résultat. C'est pourquoi je suis devenu, au fil des semaines, nettement plus sensible à l'argument des conséquences. Et l'hypothèse d'une défaite du oui m'a semblé pleine de dangers. Je crois que cette appréhension s'est largement vérifiée. Voyez les négociations actuelles sur la PAC. Quelques semaines plus tard, le traumatisme suscité par l'échec de la candidature française aux Jeux olympiques m'est apparu démesuré. Bien sûr, j'aurais aimé que Paris et sa région accueillent les JO, mais la déconvenue française ne me semblait pas mériter un tel concert de déploration ! Alors, mettez, bout à bout, ces trois revers, et vous obtenez un climat... Une ambiance... Un état d'esprit...

Vous allez jusqu'à parler du «vent mauvais» que le non du 29 mai «fait souffler sur la France»...

J. J. – Je pense à l'humeur chagrine et à la délectation morose qui ont accompagné ces trois événements du printemps dernier : cela n'est pas anondin. A mon sens, c'est là que réside, en l'occurrence, le fond du malheur français. Et de cette asthénie psychique qui, depuis quelques années, semble submerger les Français.

Marcel GAUCHET. – Je vous rejoins sur votre constat d'un «malheur français». Les critères objectifs le démentent, mais ce qui compte, c'est le sentiment des Français. Il s'agit de le comprendre. Le fait est, de nombreux Français voient leur pays littéralement condamné par l'histoire. Pourquoi la France donne-t-elle à ce point, de l'intérieur, l'impression d'avoir perdu la main ? Le décalage entre les données objectives et la perception subjective est impressionnant. Car enfin, tout au moins sur un plan économique, la France ne s'en sort pas si mal...

La gauche a-t-elle un projet alternatif ?

M. G. – Derrière le marasme et le ressassement du malheur, il y a le rapport qu'entretiennent les Français avec leur histoire et les conditions dans lesquelles le pays est gouverné. Les Trente Glorieuses, de 1945 à 1975, ont incontestablement correspondu à un moment heureux de l'histoire de France. Les Français s'y sentaient en phase avec l'esprit de la période à l'échelle du monde. Bien sûr, cette période a connu aussi quelques dérapages mégalomanes dont le gaullisme a fourni, avec superbe, l'incarnation. Le malheur français commence dans les années 1970. Le pays a très mal vécu et très mal géré la crise économique inaugurée par le choc pétrolier, suivie, depuis le début des années 90, d'une entrée à marche forcée dans la mondialisation. Au cours de cette nouvelle période, les Français se sont sentis toujours davantage en porte-à-faux avec l'organisation du monde. Ils n'ont pas su prendre le tournant, intellectuellement parlant, même s'ils ne l'ont pas si mal négocié en pratique. C'est ce sentiment de déphasage – voire de décrochage – qu'exprime l'antilibéralisme français.

J. J. – Revenons un instant sur le rôle joué par le gaullisme dans notre imaginaire national. Le général de Gaulle avait conscience d'une certaine faiblesse structurelle de la France, psychologique bien plus qu'économique. Et il avait déclaré à Malraux avoir pour leur remonter leur moral «amusé les Français avec des drapeaux». On peut juger dérisoire et surannée cette façon de symboliser le rapport à la France. Prenons garde, toutefois, à la puissance des symboles : la dramaturgie de la grandeur gaullienne n'est pas réductible à la mégalomanie du Général ; elle répondait à son inquiétude à l'égard de la pente naturelle des Français. Le jour où il ne s'est plus trouvé personne pour assumer le rôle d'homme providentiel, les Français se sont sentis perdus, et le «décrochage», abondamment évoqué par le rapport Camdessus, a été aggravé par la complicité active des partis politiques et de l'ensemble des institutions.

M. G. – Le gaullisme a correspondu à une période faste, parce que le génie propre du général a été de savoir relever brillamment le pari de la modernité tout en l'inscrivant dans la continuité de l'histoire de la France. Depuis une trentaine d'années, cette harmonie s'est brisée. Et s'il y a un malheur français, il réside dans le fait que ce pays est, désormais, gouverné par des élites politiques majoritairement sourdes à la singularité de son histoire et à la spécificité de son héritage. Elles ne connaissent que l'économie qui est la même partout. D'où le sentiment de décalage croissant, voire de suspicion, que le peuple éprouve à leur égard.

C'est du populisme, justement...

M. G. – Si «populisme» il y a, entendons-nous sur ce qu'il recouvre exactement. En l'occurrence, un repli identitaire inconscient sur un héritage dont personne d'ailleurs n'a une idée claire, mais qui fait que chaque geste réformateur des gouvernants est vécu comme un attentat contre des «acquis» intangibles. Faute de projection dans l'avenir à partir de son passé, le peuple français est surtout en proie à une fièvre de conservatisme, ou plus exactement d'immobilisme aigu.

J. J. – En tout cas, je n'ai pas le sentiment que le peuple français soit aussi identitaire que vous l'affirmez. Le repli sur le socle rassurant de l'identité est surtout lié à la défaite du marxisme dans le champ de la pensée comme dans le champ institutionnel. Il s'en est suivi une transformation d'une partie des socialistes, tournée théoriquement vers le futur, en «identitaires» tournés vers le passé. C'est ce réancrage dans le passé qu'attestent, au tournant des années 90, la redécouverte du général de Gaulle et l'exaltation de l'idéologie républicaine par des figures de la gauche qui juraient, jusque-là, par Marx, Lénine et Castro. Cette rétraction est indissociable d'un phénomène qui concerne plutôt la droite : le déclassement culturel d'un certain nombre de classes sociales déphasées avec le progrès, et aux frustrations desquels le FN a servi d'exutoire. Mais contrairement à vous, Marcel Gauchet, je n'arrive pas à me convaincre que le peuple soit devenu tout entier si nostalgique, si effarouché par le progrès. Pendant les Trente Glorieuses, il avait même donné l'image d'une aptitude réelle à accompagner la mutation, partagée, à l'époque, par les syndicats eux-mêmes. Le Plan résumait cet état d'esprit. Il était le lieu institutionnel par excellence où la lutte des classes, reconnue comme telle, était transformée en consensus sur un minimum d'avancées.

La culture du compromis disparaît-elle ?

J. J. – Le Plan était un Grenelle permanent – une négociation permanente entre les classes sociales. C'est cela qui faisait sa force. Rien, malheureusement, ne lui a succédé. Et chacun s'est replié sur ses réflexes. Certains ont retrouvé la lutte des classes immobiliste (où FO l'a emporté sur la CGT). Quant au patronat, il poursuit un projet animé par la volonté de se passer désormais des syndicats. La désagrégation d'un modèle fondé sur le triptyque management-syndicats-Etat au profit exclusif d'un capitalisme d'actionnaires, risque de saper les bases du bonheur français. D'où la stupeur indignée face à cet «ultralibéralisme», chargé de tous les maux. Avec cette désorientation, l'idée renaît, dans toutes les classes sociales françaises, qu'un montreur de marionnettes tire sournoisement les ficelles de la comédie sociale. Bref, à en croire plus d'un, la société tout entière n'est qu'un immense théâtre d'ombres, manipulé par des chefs d'orchestre clandestins. D'où cette conséquence redoutable : on continue à accomplir les gestes de la démocratie, mais avec la conviction intime qu'ils ne servent plus à rien.

La gauche française fait-elle bon marché de l'idée de progrès ?

M. G. – Le «bloc» du progrès s'est fissuré. Le progrès formait un tout, liant la politique, la société, la science, l'industrie. Longtemps, les courants majoritaires de la gauche française ont été industrialistes. Et la science, tenue pour un outil d'émancipation, était une des valeurs cardinales du parti du Mouvement. La gauche, depuis, ne me semble pas tant avoir rompu avec le progrès que perdu sa confiance en la science. Nous vivons désormais sous le signe de la précaution, de la réticence au risque.

J. J. – Longtemps, dans la rhétorique syndicale, le mot de référence a été le mot d'«avancée». Et de Saint-Simon à Mendès France, la gauche a été le fer de lance de l'industrialisation de la France. Les forces de progrès célébraient la production. Par contraste, le concept le plus significatif des mobilisations sociales est désormais celui de «résistance». Un autre signe de ce changement de paradigme de la gauche française est son appropriation des thématiques écologistes. L'écologie, à ses débuts, a hésité entre la droite et la gauche. Puis, elle a passé à gauche. L'horizon conservateur qui anime les Verts est inédit dans l'histoire de la gauche française. Et ses succès font peu à peu de la gauche française un parti non pas conservateur, mais conservatoire. Cela dit, la gauche ne renonce pas totalement au progrès. Si elle abandonnait entièrement cet horizon, elle se renierait elle-même. Disons qu'elle se cantonne à une conception du progrès limitée à l'amélioration des conditions d'existence sociale, en opposition aux lois de l'économie. La gauche française est devenue a-marxiste. Elle a oublié, dans une large mesure, que le progrès social est conditionné par le progrès économique.

(1) Le Malheur français, de Jacques Julliard, Flammarion,142 p., 12 . (2) Gallimard collection tel

La politique : anatomie d'une métamorphose (suite)

Le Banquet, n°23, mars 2006.

Débat entre Marcel Gauchet, Alain Finkielkraut, et Nicolas Tenzer

[...]

Marcel Gauchet : L'arraisonnement du réel bute sur une limite qui est que le réel se rappelle à notre bon souvenir. De ce point de vue, l'interpellation écologique est, en effet, riche de sens. Tout n'est pas possible contrairement à cette idée enracinée chez nos contemporains selon laquelle, s'il est entendu que tout n'est pas possible dans l'ordre politique, en revanche, tout est possible dans l'ordre économique et technique et dans l'ordre des droits des individus. La rencontre de la limite de fait est extrêmement importante. Il n'est pas vrai, de manière générale, que nous évoluions dans l'apesanteur absolue. Pour reprendre l'exemple du rapport au passé, le divertissement pascalien consistant à se promener à l'intérieur des monuments de toute l'humanité pour éviter d'avoir à penser que ce passé vous a fait, existe, certes, et puissamment, mais il ne parvient pas à étouffer chez les mêmes individus une sourde inquiétude sur ce qu'ils sont, c'est-à-dire sur leur provenance historique. Ils devinent que quelque chose leur manque pour se comprendre. Cette frustration représente une ressource politique dont il faut apprendre à se servir.

Nicolas Tenzer : Je voulais marquer un accord sur l'inquiétude que vous avez exprimée et que je ressens. Il suffit de rencontrer des étudiants pour voir que ce que nous avons vécu par l'entremise de nos parents, et qui appartient encore à notre histoire personnelle, est quasi inexistant, sauf chez une petite poignée. Tout se passe comme si, pour beaucoup, l'histoire commençait à une date très récente. Même des événements comme la Shoah, les deux guerres mondiales, la Guerre froide, ou Mai 68 sont vécus comme des éléments extérieurs à leur vie, sans résonance, morts, comme le sont pour nous le code d'Hammourabi – et encore ! ‑, la guerre des Deux Roses et la bataille de Marignan. Il en va de même pour les grandes œuvres de la littérature universelle. Même quand l'histoire est connue – ce qui est de plus en plus rare ‑, elle ne suscite plus la référence ou l'émotion, ce qui vaut aussi pour ce qu'on pouvait appeler jadis la « mémoire militante », avec ses grands moments que furent pour la gauche française, par exemple, la Commune, le Front populaire et la guerre d'Espagne. Tous ces éléments, qui sont fondateurs de nos actions et réactions au XXe siècle, pour le meilleur et pour le pire, ont en grande partie disparu. J'ai été très frappé par une réflexion que m'avait faite à Belgrade un intellectuel serbe après le référendum, évoquant notamment le vote majoritaire des jeunes en faveur du « non » : « J'ai l'impression que les Français ont perdu toute conscience historique ». Cette phrase était le renvoi de quelqu'un qui avait vécu l'histoire sous sa forme classique, ses horreurs, la dictature, les meurtres, les assassinats de masse à partir desquels nous devions agir dans le présent. Il était pour lui incompréhensible et désespérant que l'histoire des nations de l'Est européen au cours du XXe siècle n'ait en rien pesé dans la décision.

Mais revenons à l'économie. L'économisme habillé des droits de l'homme pose une question qui n'est pas évidente à trancher : de quelle manière, pour autant que cela soit possible, pouvons-nous séparer les deux sphères, celle de l'économie et celle de la politique ou du projet politique dans ce qu'il peut avoir de porteur de civilisation et d'émancipation ? Pouvons-nous opérer la césure entre, d'un côté, l'économie avec ses contraintes et ses mécanismes, de l'autre, la dimension politique et celle de la civilisation ? C'est-à-dire, pour exprimer, les choses concrètement : d'un côté, accepter en limitant et en régulant, une part de détermination économique, ce que l'économie emporte du point de vue positif en termes de niveau de vie et, de l'autre, construire de manière disjointe un projet politique qui n'est pas uniquement le correcteur des maux de économie, mais qui permet de prendre en charge et de répondre à la question de la civilisation. Mais je ne sais pas plus que vous si l'on peut recevoir les bienfaits de l'économie sans développer ce que Castoriadis appelait un « imaginaire capitaliste », hypertrophiant la mode et la consommation vaine et véhiculant, sous les auspices classiques du pain et du cirque, une « société de l'oubli ». Nous manquons peut-être d'une nouvelle École de Francfort, la révérence au marxisme et la tentation utopique en moins.

Marcel Gauchet : Je ne connais pas de réponse à cette question, mais il est important de la poser. Il faut la remettre au centre de la réflexion. Elle est disqualifiée aujourd'hui à la fois par la tentative communiste de maîtriser l'économie, et par le relatif échec des politiques de régulation d'inspiration sociale-démocrate ou keynésienne. Les difficultés de l'idée de maîtrise de l'économie ont consacré l'idée d'une économie sans maître. J'entends par économie, disons le capitalisme industriel de marché, avec les différents problèmes que son fonctionnement soulève. Nous n'avons pas d'alternative à ce capitalisme, et nous savons que la propriété collective n'est en aucun cas une solution. Est-ce à dire qu'il n'y a qu'à s'incliner et à laisser faire, laisser passer ? Je ne le crois pas. Une fois de plus, ne prenons pas une conjoncture pour la fin de l'histoire.

J'observe d'abord que ce capitalisme est dans un moment singulier. Il est saisi de démesure, comme si plus la richesse collective augmentait, plus le désir de richesse s'accroissait. Mettons-nous en pensée à la place des utopistes du XIXe siècle qui rêvaient d'une époque d'abondance qui mettrait fin à l'exploitation de l'homme par l'homme, le niveau de richesse que nous avons atteint leur paraîtrait à coup sûr suffisant pour qu'il n'y ait pas besoin d'aller plus loin. Or c'est le contraire qu'on observe. La cupidité de l'humanité contemporaine paraîtra un jour bizarre à nos descendants. Ce déchaînement de l'avidité capitaliste au sommet de la richesse ne me semble pas correspondre, contrairement aux assertions des prophètes de l'économie, à un état de nature destiné à se perpétuer toujours, mais à une conjoncture historique singulière. Elle relève d'une fuite en avant comme on en constate d'autres sur d'autres terrains.

Deuxième observation, toujours dans la perspective de faire ressortir les contradictions sur lesquelles nous pouvons nous appuyer, cette frénésie se paye d'une destruction du capital structurel qui permet au capitalisme de fonctionner. Le capitalisme n'est pas né dans le vide ; il est apparu en fonction d'un acquis historique. Il suppose au moins des populations éduquées et la sécurité sur des territoires très organisés. Or il est actuellement en train de saper les bases qui lui ont permis de se déployer. C'est d'ailleurs un des aspects intéressants du processus de mondialisation. Le capitalisme se déplace pour avoir à ne pas avoir à assumer ses dégâts. Pourquoi former de la main-d'œuvre ? Il n'y a qu'à en importer ou à aller la chercher là où elle existe. Les Asiatiques sont parfaits ; ils sont polis, disciplinés, travailleurs, tout ce que ne sont plus les rejetons de nos contrées. Il est embarqué dans une sorte de fuite en avant permanente par rapport à ses propres conditions d'existence. Nous n'allons pas tarder à en sentir les effets. La question de la capacité de reproduire les gens capables eux-mêmes de faire fonctionner l'économie capitaliste est d'ores et déjà posée à nos sociétés.

Une critique rationnelle du capitalisme est une des tâches les plus importantes d'aujourd'hui. Je ne peux pas croire, pour l'honneur de l'humanité, que le fait que des techniques de régulation un peu rustiques, naïves, primitives, aient échoué, après avoir produit tout de même d'énormes effets bénéfiques, signifie que le problème est sans solution. Que font nos prétendues « élites » ? Non pas que je sois d'un optimisme à tout crin qui me ferait croire que tous les problèmes sont solubles, mais ceux-là me paraissent appartenir à l'ordre du relativement soluble.

Alain Finkielkraut : Il y a une autre question à laquelle je suis sensible : le maintien de la diversité des métiers. C'est une exigence qui doit pouvoir se formuler à l'égard des politiques. Cette idée m'est venue après le grand déferlement du textile chinois au printemps 2005. J'ai entendu Pascal Lamy dire qu'il ne fallait pas trop se faire de souci parce qu'en France, pays de haute technologie, ce n'était pas si grave. Il vaut mieux être capable de fabriquer des Airbus que des tee-shirts. J'ai trouvé cette phrase blessante pour ceux qui travaillent dans le textile et très inquiétante car on ne va pas se laisser subjuguer par la théorie des avantages comparatifs. C'est là que le « nous » doit pouvoir revenir. Dans quel pays voulons-nous vivre ? De qui voulons-nous être les concitoyens ? Est-ce que, attirés par la Toile, nous allons tous devenir des hommes numériques ? Il y avait le manuel et l'intellectuel. Cette distinction s'estompe: l'homme numérique va régner sur toutes choses. Est-ce vraiment cela que nous voulons ? J'ai ressenti la même angoisse lorsqu'à Roanne les usines de chaussures Charles Jourdan et Stéphane Kélian ont annoncé leur fermeture. Je me suis dit ce n'était pas possible : des ouvriers savent fabriquer des chaussures, ce sont des compétences extraordinaires, on ne doit pas pouvoir les abandonner. Ce qui revient à la politique quand elle prend en charge l'économie, c'est aussi de raisonner en termes qualitatifs et de reposer ces questions en apparence naïves. De quel héritage sommes-nous comptables ? Nous avons une dette, nous ne pouvons pas tout dilapider. L'une des menaces que fait peser sur nous l'économisme, c'est un raisonnement purement quantitatif. Bien sûr, il faut résoudre la question du chômage, mais il importe aussi que le souci de la variété soit toujours présent.

Le Banquet : La difficulté à faire revenir la politique dans la débat provient de la difficulté à trouver des langages ou des leviers qui soient eux-mêmes politiques. On navigue entre plusieurs écueils : si l'on n'arrive pas à réinstaurer le politique, on n'est pas à l'abri d'un politique hypertrophié, comme on en a déjà eu l'expérience au XXe siècle avec les totalitarismes, et sinon de la disparition de cette dimension politique. Une seconde interrogation serait de revenir sur une éventuelle divergence entre vous au sujet de l'État-nation dans lequel Marcel Gauchet voit un possible levier de réactualisation du politique, ce qui n'est pas le cas d'Alain Finkielkraut. Un troisième niveau de réflexion nous amènerait à nous interroger sur ce qui peut se passer au niveau européen. Peut-on y voir, comme le dit Nicolas Tenzer, un moyen de répondre à la disparition du politique, de suppléer aux déficiences que l'on a ici ou, au contraire, l'Europe participe-t-elle d'une illusion, notamment au niveau économique ?

Nicolas Tenzer : Sur la dimension de la politique, on peut revenir sur quelque chose de relativement simple. Le problème qui se poserait à l'homme politique qui entreprendrait d'agir pour le bien commun, serait de se demander : qu'est-ce qui correspond à ce que les Américains appellent l'intérêt national ? Quel est aujourd'hui notre intérêt national ? Chacun peut en avoir une conception différente, mais c'est là-dessus que doit se focaliser le débat politique. Par rapport aux remarques que vous avez émises l'un et l'autre, notamment sur la question de l'école ou le maintien d'un minimum de diversité de notre tissu productif, sujets auxquels on pourrait ajouter l'état de nos universités et de notre recherche, le risque d'une mise à l'écart d'une série croissante de nos populations, la question de l'exclusion, pas uniquement de l'économie mais de tout ce qui est savoir, compréhension du réel, capacité d'intellection, faculté de participer à la vie civique, cette question-là est majeure. La tâche du politique n'est-elle pas un problème pragmatique qui consiste à identifier tous ces points, qui n'ont rien à voir avec les droits à la non-exclusion, à l'environnement sain ou à l'école, ou toute autre fadaise que nous connaissons ? Après, parce que nous ne pouvons pas faire tout tout seuls pour gérer sur le plan stratégique ces éléments, nous pouvons envisager la question des alliances et des coopérations, notamment en Europe.

Marcel Gauchet : Ce sont des questions très difficiles. Il est possible, en attendant mieux, d'esquisser des réponses de principe. Je commencerai par l'Europe. Nous ne savons pas dire ce qu'est l'Europe dans l'état actuel des choses. Qu'est-ce que la construction européenne comme processus politique ? La première leçon du référendum a été cette extraordinaire incertitude qui faisait qu'on avait l'impression que personne ne savait très bien de quoi il parlait. Nous n'en sommes plus au stade où l'Europe apparaissait comme une ressource claire. S'il a été vrai que l'Europe a été un instrument de déblocage, ce n'est plus vrai. À maints égards, j'ai même l'impression que la situation s'est renversée. Il y a une sclérose européenne qui donne le sentiment d'une démarche politique encore plus aveugle, encore plus indifférente à l'évaluation de ses effets que celle de l'État français, dont le procès sur ce chapitre n'est pourtant plus à faire. Dans son état présent, la construction européenne est source d'une immense confusion qui devient facteur de blocage plus qu'un facteur de déblocage.

Pas de relance possible sans changement de méthode. Le processus anti-politique qui a été celui de l'Europe au départ, c'est-à-dire la méthode Monnet, consistant à avancer à petits pas en se situant sur un plan technique, sans dire ce qu'on fait, ne peut plus fonctionner. Ce qui s'est vérifié dans le référendum du 29 mai. Elle crée désormais l'affolement dans l'esprit des population, parce qu'elle est perçue pour ce qu'elle est. Elle ne trompe plus personne. Une politique européenne ne peut plus se cacher derrière son petit doigt. Elle est condamnée à expliciter publiquement ses buts. Le contournement technocratique ne provoque plus que la peur. Or la politique est là pour rassurer en explicitant le chemin à suivre.

Parallèlement au changement de méthode au niveau européen, il faut réévaluer le principe des nations. Elles ne se confondent pas avec la guerre, contrairement à l'image d'Épinal qui leur reste accrochée. Elles portent aussi la possibilité d'une paix dont aucune forme politique antérieure n'était capable. C'est ce qu'illustre précisément la construction européenne depuis un demi-siècle. Elle a été le fait des nations européennes, que l'on sache. Celles-ci, loin de correspondre à une essence figée, se sont profondément transformées. Elles n'ont plus grand chose à voir avec le schéma traditionnel à base de mythes tribaux et de parentés charnelles. Ce sont des communautés historiques dont l'unité naît d'une histoire suffisamment partagée pour qu'elle soit la base d'un projet commun. Elles font toutes la même chose, de manière parallèle, ce qui les voue plus à l'association qu'à la conflictualité. Différentes, mais convergentes, elles ont vocation à s'assembler. C'est en partant des nations qu'on pourra retrouver le sens de la politique, y compris pour les dépasser. On ne les dépassera pas en les contournant et malgré les gens qui les habitent, mais en associant les peuples à ce projet de dépassement.

Alain Finkielkraut : L'Europe a voulu se construire en se quittant et la constitution européenne témoigne de ce paradoxe : défaire l'Europe pour faire l'Europe. Lors de la commémoration du soixantième anniversaire de la libération des camps, tant Robert Badinter que Bronislaw Geremek ont dit : « L'Europe est née à Auschwitz ». Phrase terrible et révélatrice : on appelle « devoir de mémoire » la volonté de se déprendre du passé. Au nom de la mémoire, l'héritage n'est plus assumé, mais répudié puisque tout ce qui se trouvait avant Auschwitz conduisait à Auschwitz. L'Europe choisit de se vider d'elle-même, de s'effacer, de se désontologiser. On évoque les valeurs et les droits de l'homme, non l'histoire et la géographie. Pour n'exclure personne, l'Europe veut n'être personne. Vacuité substantielle, ouverture radicale : telle est, selon le sociologue allemand Ulrich Beck, l'admirable secret de l'Union européenne« Comprendre l'Europe telle qu'elle est », 'Le Débat', n° 129, mars-avril 2004, p. 69.. On remplace la substance, maléfique, par les procédures. Cette formule magique a détruit l'école. On peut même aller plus loin : quels sont les lieux de la terre qui sont régis par cette alliance ? Les aéroports. Les peuples européens ont montré qu'ils ne voulaient pas d'un tel destin. Ils ont dit « non » à l'Eurodrome. Jusqu'à quand ?

Le démon de notre temps est la haine du corps, du corps individuel, corruptible, porteur de mort, et qu'on voudra progressivement remplacer par une machine qui fonctionnera très bien, mais aussi haine du corps politique comme tel. Matérialiste au sens de Tocqueville, c'est-à-dire portée par la passion du bien-être, l'appétit démesuré des jouissances matérielles, notre époque est, en même temps, gnostique. C'est à cela qu'il nous faut essayer de réagir. Voilà pourquoi je reste sensible au thème péguyste des passions charnelles, qui peut aussi donner lieu à une Europe charnelle. La désincorporation, généralisée des valeurs ne me dit rien qui vaille.

Nicolas Tenzer : Sur la question de la constitution européenne et des conséquences de son rejet, on ne peut passer sous silence la question de ceux qui pourraient porter une reconstruction. On pèche là de deux manières, d'abord évidemment parce que le « non » a été aussi incarné par des personnages douteux, mais aussi en raison de l'absence de figuration de l'avenir qui est le leur. Il n'y a pas eu, dans le rejet, un quelconque appel à un projet futur et aucun élément positif à la fois sur notre existence nationale et sur son dépassement. Sur le plan national, la réflexion a été absente sur ce qu'on pourrait éventuellement porter vers l'extérieur, ce qui pose la question essentielle : dans quelles conditions concrètes politiques vivons-nous et celles-ci peuvent-elles permettre la ressaisie d'un projet économique, social, européen ? C'est là où je puis formuler une nuance par rapport à la question européenne telle que vous l'avez formulée. Certes, l'Europe avance de manière peu démocratique, sans projet politique explicite, comme on l'avait déjà vu avec l'Acte unique européen pour lequel peu de dirigeants avaient apprécié à l'avance ses conséquences sur des secteurs majeurs de notre économie. Mais en même temps, quand cette dynamique s'arrête, c'est une partie de l'espoir mis en l'Europe, aussi abstraite et peu incarnée soit-elle, et qu'elle apportait à l'extérieur comme aux jeunes nations démocratiques européennes – je pense certes à l'élargissement – qui s'effondre. Tel est le paradoxe de cette non-politique européenne, constat sur lequel nous pouvons nous accorder, c'est qu'elle représentait malgré tout l'incarnation insatisfaisante de quelque chose qui manque aujourd'hui tant en Europe que dans les nations qui la composent. Le désespoir envers la politique européenne, faute de capacité de rebond, et envers la politique tout court risque d'être encore plus grand.

Le Banquet : Où pourrait alors s'opérer concrètement la ressaisie de la politique ? Faute de réponse possible, devons-nous conclure que le pessimisme est devenu notre réalisme ?

Alain Finkielkraut : Je me suis engagé sur la question de l'école pendant des années et je suis maintenant tenté de lâcher prise. Je n'y crois plus. Un ressaisissement est-il encore possible ? On ne facilite pas la tâche des hommes politiques. On peut estimer qu'ils n'ont pas d'idées et qu'ils sont devenus interchangeables. En même temps, ils sont sous la surveillance des médias totalement idéologisés qui, dès qu'ils vont dans la bonne direction, les torpillent avec une violence inouïe. Cela a été le cas de François Fillon quand il a voulu réintroduire la dictée à l'école. Il n'y a pour moi de politique possible qu'émancipée du politiquement correct. Or, les choses sont arrivées à un tel point que ce n'est pas tant le courage qui manque que l'idée même de penser autrement. Sur la question de l'école, c'est saisissant : les automatismes verbaux règnent désormais sans partage. Il faut lutter contre l'échec scolaire. Mais qu'est-ce que l'échec scolaire ? C'est, dit-on, l'échec de l'école et non celui de l'élève. Imputer à celui-ci la responsabilité au moins partielle de son parcours, cela apparaît comme une humiliation et même une violence quasi-raciste commise à son endroit. L'élève est donc un produit, mais en même temps un client qui se fâche quand le produit livré n'est pas bon ! C'est dès lors le fonctionnement même de la transmission qui est remis en cause. Celle-ci suppose la coopération des uns et des autres, c'est un drame qui se joue à plusieurs à chaque fois, mais on ne peut plus parler en ces termes. Une folie compassionnelle s'est emparée de tous et on aligne la réalité scolaire sur le cas de l'élève en grande difficulté. Or, en face de cette grande sollicitude humanitaire, l'humanisme est sans voix.

Propos recueillis par Perrine Simon-Nahum

Marcel Gauchet, Pour une philosophie politique

Revue électronique Arobase, 2003, n°5 (université de Rouen)

Pourquoi la philosophie de l’éducation?

Pourquoi la philosophie politique de l’éducation?

Je voudrais préciser la démarche que nous avons adoptée. Pas pour le plaisir de philosopher. Pas parce que le métier des philosophes est de philosopher.

Parce qu’à nos yeux, c’est la réponse appropriée à la situation problématique qui est celle de l’enseignement aujourd’hui. Parce que c’est la démarche de nature à permettre de faire face efficacement aux questions nouvelles auxquelles l’enseignement est aux prises.

Pour faire ressortir cette nécessité, le moyen le plus parlant est de mettre en perspective la situation actuelle avec les situations antérieures, pour constater un changement dans les discours qui justifient et qui orientent les systèmes éducatifs et qui les inspirent.

Sans remonter trop haut, on peut repartir du moment déterminant pour nous, le moment où se nouent les éléments de nos systèmes d’éducation et de la façon de les penser: la charnière des 19ème et 20ème siècles, 1880-1914.

Trois éléments: politique, pédagogique, scientifique

C’est le moment où l’on peut faire fonds sur la généralisation de l’enseignement primaire qui vient d’être acquise un peu partout en Europe. Sur la base de cet acquis émerge un nouveau problème, qui au cours des années 1900, devient un objectif du camp du progrès: la démocratisation des systèmes d’enseignement. Accès au secondaire des éléments montants des classes populaires, égalité des chances dans une vision méritocratique. Voilà pour le problème politique.

Apparaît parallèlement un problème pédagogique avec l’émergence des pédagogies nouvelles. Elles se définissent au cours des années 1900. Decroly en Belgique, Montessori en Italie, Claparède, Dewey et sa pédagogie progressiste aux Etats-Unis. Un nouvel idéal critique des méthodes traditionnelles, autoritaires, accusées de méconnaître le rôle de l’activité de l’enfant et suspectées d’ignorer les nécessités d’une société tournée vers l’avenir, et la capacité d’adaptation qu’elle va supposer. Exigence d’une individualisation épanouissante de la pédagogie.

La démarche va avoir d’autant plus de poids qu’elle peut s’appuyer sur les acquis d’une discipline émergente: la psychologie de l’enfant. Elle se forge dans le sillage de l’évolutionnisme darwinien (D. Ottavi). Ce sont des débuts que Piaget synthétise, systématise, approfondit à partir des années 1920. L’impact est considérable. On va avoir enfin l’instrument synthétique pour étayer la démarche éducative qui était jusqu’alors aveugle et empirique. Finis les tâtonnements sans règles: nous disposons désormais d’un guide sûr pour adapter les apprentissages à l’âge, aux modalités du fonctionnement de l’enfant, aux étapes du développement de l’esprit humain.

Il n’est pas excessif de dire que c’est la psychologie de l’enfant qui a dominé et largement façonné à la longue l’entreprise éducative au XXème siècle. D’autant qu’elle se conjugue avec les autres discours. Elle légitime le projet des pédagogies nouvelles, nées du terrain largement, de manière indépendante. Elle apporte la caution de la science à de orientations qui croisent de surcroît le grand projet de démocratisation. Plus l’éducation sera scientifique, plus elle sera démocratique dans ses effets, plus elle sera favorable aux enfants des classes populaires, parce que conforme aux propriétés de l’esprit en général, loin des codes de classe et de l’ethnocentrisme des dominants. De cette hégémonie, on a le meilleur témoignage, certainement, en France, avec le plan Langevin-Wallon, élaboré au sortir de la deuxième guerre mondiale par un grand psychologue de l’enfant, au service d’une vision d’avenir d’un enseignement rénové et démocratique.

A partir des années soixante, les choses se mettent à changer en fonction de l’émergence d’un nouveau problème: les difficultés de la mise en œuvre du projet de démocratisation. Et le fer de lance de cette mise en accusation va être la sociologie conçue comme une science critique de la société. C’est elle qui va petit à petit se saisir du flambeau inspirateur. Elle va devenir le discours dominant, celui qui paraît le mieux adapté aux questions que rencontre en pratique le système éducatif. Le repère ici est fourni par un livre en particulier, qui a pris une valeur symbolique avec la distance, c’est Les Héritiers de Bourdieu et Passeron en 1964. L’analyse est très célèbre et je me borne à la rappeler dans ses très grandes lignes. En dépit des beaux principes, la réalité est que le système éducatif travaille à la reproduction des inégalités. Ce n’est pas simplement de l’extérieur, dans ses filières et l’organisation de ses structures, comme on le croyait au moment du plan Langevin-Wallon, c’est dans ses opérations mêmes qu’il est pénétré de cette finalité. Ses méthodes, ses épreuves sont autant de relais de cette fonction de reproduction, comme diront Bourdieu et Passeron quelques années plus tard, qui constituent son impensé agissant.

Processus de massification

La sociologie étant dans la société (selon un rapport qu’elle ne s’occupe pas assez d’éclaircir à mon sens), il n’y a pas à s’étonner que sa dénonciation de l’inégalité et de la difficulté de réduire les inégalités ait anticipé un vaste mouvement de relance de la démocratisation des systèmes éducatifs. Vaste mouvement qui s’impose un peu partout dans les années soixante en Europe, et surtout dans les années soixante-dix. La démocratisation atteint cette fois le secondaire et le supérieur. Nous sommes aujourd’hui sur la lancée de ce vaste processus dit couramment de massification, qui restera, quoi qu’il arrive, une étape historique de la montée en puissance de la préoccupation éducative au sein de notre société. Je note dans la ligne de mes propos précédents que cette montée en puissance s’est effectuée, au départ en tout cas, sans altérer la conjugaison de ces trois discours antérieurement accrédités. Elle se fait sous le signe de la rénovation pédagogique, couplée à la psychologie de l’enfant, qui passent dans cette nouvelle configuration en position dominée mais qui se maintiennent, toujours en fonction de ce présupposé selon lequel il ne fait pas de doute qu’elles sont au service de l’entreprise de démocratisation. Entreprise de démocratisation qui doit jouer sur tous les tableaux, pédagogique, psychologique ou politique. Mais en réalité, cette étape nouvelle de la démocratisation, de massification, a emprunté une direction nouvelle, en profondeur, par rapport aux termes de la problématique accréditée. On est très loin, par exemple en France, de ce qui était l’inspiration à la libération du plan Langevin-Wallon. Une direction qui a complètement modifié le champ intellectuel de l’éducation à la longue. En trente ans, l’écart est là sans que l’on s’en rende compte, nous ne pensons plus dans les mêmes termes, nous n’abordons plus dans les mêmes termes les problèmes du champ éducatif.

Processus d’individualisation

Pour comprendre cette inflexion, il faut rapporter cette évolution au changement social fondamental dont elle est contemporaine. Ce changement social fondamental, qu’on va voir cheminer parallèlement à ce qu’on a appelé la crise qui se déclare au milieu des années soixante-dix, et qui reste complètement à élucider, se traduit par ce qu’on peut résumer sous la notion de processus d’individualisation. Il faudrait que j’aie le temps de détailler longuement ce dont il s’agit; en même temps que le processus est bien connu, il est très difficile à saisir en réalité. La réalité à laquelle il correspond vous la devinez tous. Son impact dans le domaine éducatif est spectaculaire. Pour ne prendre qu’un repère très simple, y compris dans la production savante: on cesse de penser les systèmes éducatifs en terme de classes et même de collectifs en général ou de groupes sociaux. Une nouvelle idée de l’égalité s’impose dans le domaine éducatif, centrée non plus, ce qui était la règle, sur la comparaison des positions sociales, mais centrée sur l’identité foncière des individus en droit. La critique sociale, portée en particulier par la discipline sociologique, se transforme sans aucune peine en épousant ce mouvement. Sa cible devient, dans ce cadre, l’autoritarisme des inculcations traditionnelles, le passéisme des contenus et, disons, le «passivisme», si l’on peut créer ce néologisme, entretenu chez les élèves par les différentes méthodes magistrales. Par où cette sociologie critique retrouve et amplifie la vision des pédagogies nouvelles. Elle le fait au départ sans états d’âme politiques. Il va de soi que cette émancipation pédagogique des enseignés ne peut être que de nature, politiquement, à favoriser l’égalité sociale et la démocratisation en général. Par exemple, l’activité promue sur le plan pédagogique ne peut qu’être propédeutique à la citoyenneté dans le domaine politique. En revanche, dans l’opération, la chose est remarquable et très révélatrice, la place de la psychologie de l’enfant et de l’adolescent, j’emploie la catégorie générique, s’est estompée jusqu’à quasiment disparaître. Dans les récentes dispositions, par exemple en France, sur la formation des enseignants, elle n’existe pratiquement plus. Et cela renvoie à une transformation très profonde, mentalitaire: l’enfant et le jeune, que j’associe, de l’école, ne sont plus un enfant ou un jeune psychologiques. Ils sont devenus implicitement un enfant ou un jeune «personne», et un enfant ou un jeune «citoyen», dont il s’agit de considérer d’abord l’individualité, abstraction faite de ses déterminations particulières.

Centre de gravité de nature politique

Et c’est ainsi que le discours sociologique est devenu le discours dominant, malgré lui, de critique qu’il était au départ. Et c’est ainsi qu’il est devenu, chose encore plus extraordinaire, malgré lui toujours, un discours en fait philosophique. Un discours promouvant malgré lui, et quelques fois de manière très étonnante chez des auteurs qu’on n’eût pas attendu dans ce rôle, véhiculant les valeurs de l’individualisme démocratique. Mais un discours philosophique, essentiellement militant, très peu réflexif, ne revenant pas volontiers sur ses attendus, et un discours qui ne nous donne pas beaucoup d’âme pour penser les problèmes inédits surgis avec cette grande poussée de démocratisation. Voilà pourquoi la philosophie de l’éducation, ce n’est pas nous qui l’avons inventée, (je ne parle pas ici des catégories universitaires, au fond c’est une rubrique comme une autre: comme il y a une philosophie du sport, pourquoi il n’y aurait pas une philosophie de l’éducation, ce n’est pas ça dont je parle).

Cette philosophie de l’éducation, elle est là, au cœur des systèmes éducatifs. Ce sont tous les agents, tous les acteurs du système éducatif qui la pratiquent, sans le savoir, comme la prose de M. Jourdain. Et c’est une philosophie politique de l’éducation, parce que son centre de gravité est de nature politique. Elle sort d’une certaine inspiration démocratique et d’une certaine interprétation, qui s’est imposée dans le mouvement de l’histoire, des principes démocratiques. Notre idée est tout simplement que cette philosophie implicite de l’éducation gagnerait à se connaître et à se pratiquer délibérément. C’est le moyen pour regarder en face d’abord et traiter ensuite rationnellement les difficultés surgies de cette évolution que personne n’a maîtrisée. Mais, après tout, il n’y a pas lieu de s’en surprendre, c’est ainsi toujours que l’histoire avance. La montée en puissance des systèmes éducatifs, qui est une dimension spectaculaire encore une fois des vingt-cinq ou trente dernières années, cette montée en puissance révèle des dimensions auxquelles nous n’avions pas songé. Et elle demande à beaucoup d’égards de les repenser de fond en comble. Elle demande de le repenser en particulier dans ses relations avec le fait démocratique, et avec l’idée démocratique. Car, c’est là la grande surprise de cette histoire, contre toute attente, la relation ne va pas de soi. Il y a un lien nécessaire, c’est dans le cadre d’une société démocratique, pour des raisons qu’il n’est pas la peine de développer, que l’appareil éducatif trouve sa pleine justification, correspond aux valeurs sociales et atteint les dimensions que nous lui connaissons aujourd’hui. Et en même temps, cette relation nécessaire ne va aucunement de soi. Elle appelle des dilemmes, des tensions, et dans une certaine mesure, des choix, là où l’on pensait qu’il y avait harmonie, ou accord, ou convergence, des différents paramètres. Voilà la leçon qui se dégage de l’évolution la plus récente des systèmes éducatifs – une certaine entente des principes démocratiques appliqués à l’éducation, que je résumerai d’une formule – l’individualisation radicale en droit – remet en question à la fois la démocratisation sociale des systèmes d’enseignement et remet en cause de l’autre côté, l’entreprise éducative elle-même.

Individualisation contre démocratisation

Je m’explique très brièvement sur ces deux points très décisifs: individualisation contre démocratisation. L’individualisation est évidemment une valeur démocratique - qui peut en douter? - , mais il n’est pas vrai qu’elle assure automatiquement l’égalité générale, au contraire. En détruisant la méritocratie et la mobilité qui va avec, elle tend à figer les situations acquises. Elle reconduit les inégalités sociales de départ. C’est l’interprétation la plus judicieuse qu’on puisse donner de la régression, en termes de démocratisation, de la plupart des systèmes d’enseignement en Occident. Individualisation, plus profondément encore, contre possibilité d’une éducation au sens social du terme. Il faudrait entrer là dans toutes sortes de nuances que je me borne à juste suggérer. Individualisation, à la limite, en forçant le trait pour y voir clair, cela veut dire qu’il ne peut plus y avoir que des appropriations individuelles. Mais une auto-éducation comprise dans ces termes épuise-t-elle l’idée d’éducation et ce que nous pouvons mettre derrière, en particulier du point de vue de l’intérêt de la collectivité, que nous sommes obligés de poser dans tout acte d’éducation? Voilà quelle est, nous semble-t-il, la tension centrale complètement imprévue, apparue dans le développement historique des appareils éducatifs et de l’entreprise éducative, sur laquelle nous avons à réfléchir. Le nouveau de la situation dans laquelle nous nous trouvons, c’est tout simplement, pourrait-on dire en résumé, que l’éducation se voit saisie de part en part par les valeurs démocratiques à l’abri desquelles dans une certaine mesure, elle était restée, y compris chez les plus audacieux des réformateurs. Cela nous met dans la situation, pour la première fois, d’avoir à définir pour de bon ce que peut être une éducation démocratique, dans toute la composition d’exigences que cette expression faussement simple suppose. La philosophie politique de l’éducation, ce n’est surtout pas, dans notre esprit, un discours surplombant de plus, qui viendrait délivrer des vérités toutes armées du haut de ses abstractions. C’est une démarche d’élucidation conceptuelle, voilà pourquoi philosophie, de l’intérieur des pratiques et du domaine éducatif et une élucidation en particulier des difficultés que les pratiques éducatives sont amenées à rencontrer aujourd’hui. C’est aussi une démarche d’articulation s’efforçant d’élaborer des outils permettant de tenir ensemble les paramètres éclatés et les domaines de plus en plus coupés les uns des autres qui interviennent dans le fonctionnement des systèmes éducatifs.

Décalage abyssal

J’évoquerai très brièvement pour conclure deux exemples. Deux exemples qui ont en commun de mettre en lumière une donnée caractéristique de la situation actuelle. De manière générale, on demande à l’école de traiter des problèmes qui sont les problèmes de toute la société et l’on s’étonne qu’elle ait de la peine à y parvenir. C’est le contraire qui serait prodigieux. Premier exemple, puisque je parlais de psychologie de l’enfant. Nous sommes confrontés aujourd’hui à une transformation en profondeur du statut de l’enfant, par rapport à la famille et au sein de la famille, dans les diverses idées, dans les représentations sociales, dans la science de son développement, profondément renouvelée, et d’une manière encore plus générale, du point de vue du réaménagement des âges de la vie. Il y a une nouvelle vision en pratique qui s’installe de ce qu’est «entrer dans la vie» et des vingt-cinq premières années de l’existence à l’intérieur desquelles l’enfance compose une phase elle aussi profondément affectée par cette redéfinition. Si l’école a des difficultés avec l’enfant, avec les jeunes, c’est que les enfants et les jeunes ne sont plus les mêmes, et qu’il y a un décalage abyssal entre les représentations sur lesquelles nous vivons et la réalité à laquelle nous avons à faire. Comment éclairer ces transformations dont il n’y a pas de spécialistes mais une foule de spécialistes qui travaillent chacun dans son coin sans que jamais nulle part ne se réunissent les compétences qui permettraient d’y voir clair dans les tenants et les aboutissants de notre nouvel objet, notre nouveau support de l’éducation.

Deuxième problème, deuxième difficulté: ce qu’on met aujourd’hui sous le nom de sens des savoirs, qui se résume dans la formule invariablement objectée à tous les niveaux à l’entreprise éducative: à quoi ça sert, à quoi ça sert d’apprendre ça? Et du coup, face à ce qui est une espèce de disparition de l’appétence vis-à-vis des savoirs, on demande à l’école de stimuler la curiosité, de trouver les moyens divers et variés d’intéresser les élèves alors que le problème est ailleurs. Nous sommes au milieu d’une gigantesque transformation du statut social des savoirs, de tous les savoirs, y compris les sciences dures et peut-être en premier lieu les sciences dures, qui modifie le rapport et le rapport de désir, le rapport d’intérêt à leur égard, dans toute la société. De cela, il n’y a pas, et il ne saurait y avoir, de discipline et il faut pourtant bien traiter la question à la fois comme un problème philosophique et comme un problème civique, qui engage le tout de la société, de ce qu’elle veut à son propre propos.

Interview Marcel Gauchet : « Nicolas Sarkozy est un second rôle »

Le Point, 12 décembre 2003, n°1630 - Page 44.

Entretien réalisé par Charles Jaigu

Marcel Gauchet est un penseur majeur du fait politique contemporain. Le rédacteur en chef de la revue Le débat a publié, cet automne, un livre d'entretiens, « La condition historique » (Stock). Il revient pour Le Point sur les atouts et les failles du ministre de l'Intérieur.

Le Point : Nicolas Sarkozy est-il l'homme politique de l'année ?

Marcel Gauchet : Son énergie impressionne. Ce qui rappelle beaucoup quelqu'un : Sarkozy, c'est le clone de Jacques Chirac il y a trente ans ! Il a la même énergie diabolique, la même conviction qu'il faut être sur la brèche au quotidien. Le Chirac ministre de l'Agriculture de Georges Pompidou, qui connaissait chaque vache de France par son prénom, faisait lui aussi des miracles. Sarkozy a sans contestation possible remobilisé son administration. Il a restauré le B-A-BA de l'action publique. Mais est-ce miraculeux qu'un ministre de l'Intérieur se batte pour que l'Etat interpelle le voleur et le dealer ? Ce qui est étonnant, c'est plutôt que son prédécesseur, Daniel Vaillant, ait annoncé en prenant ses fonctions : « Je ne serai pas le premier flic de France » ! Ce qui est incroyable, c'est que l'on ait pu considérer que la sécurité routière était un sujet secondaire.

Le Point : Il est le premier ministre de l'Intérieur de droite qui laisse la gauche sans voix.

M. Gauchet : Il a emprunté aux agences de communication américaines l'art de couper l'herbe sous le pied des adversaires en recyclant leurs bonnes idées. La réforme de la double peine en est un exemple. Il a compris la demande de restauration de l'autorité publique, et il a trouvé un dosage acceptable entre respect du droit et fermeté. Avec lui, on tourne la page des années Mitterrand, pendant lesquelles la droite apparaissait autoritaire et répressive et la gauche ouverte et libérale. Le laxisme mitterrandien a coupé la gauche de la tradition de respect de l'autorité de l'Etat qui faisait son identité. C'est l'un des problèmes des socialistes aujourd'hui. Le fonds de commerce antiautoritaire ne convainc plus. Désormais, aucun homme de droite sensé ne tiendra plus le vieux discours sur l'insécurité et l'immigration zéro, et aucun responsable de gauche n'osera dénoncer le « fantasme sécuritaire » au nom du « sentiment d'insécurité ». Nicolas Sarkozy s'est habilement emparé de la conviction - qui vient autant du gaullisme que de la gauche jacobine - que l'Etat a la capacité d'agir sur la collectivité, et il s'est taillé une image de ministre moderne.

Le Point : Pourtant, le bilan de Sarkozy n'est pas gagnant sur tous les plans...

M. Gauchet : Quand il attaque des sujets plus politiques - la Corse, l'islam en France -, il ne fait pas de miracles. Pour l'instant, il profite d'un phénomène d'opinion, et on ne retient pas ses échecs. Le ministère de l'Intérieur, à court terme, est une bonne affaire, car il est tout de même plus facile de faire de la police avec les policiers que de faire de l'enseignement avec les enseignants ! La pédagogie libertaire est morte, mais faire passer le changement de direction à l'Education nationale prendra des années. Luc Ferry, de ce point de vue, a une tâche bien plus rude devant lui.

Le Point : Son choix de collaborer avec l'ensemble des instances de l'islam en France, y compris sa branche radicale, l'UOIF, vous semble-t-il convaincant ?

M. Gauchet : Son calcul vis-à-vis de l'islam n'est pas absurde. Il s'inscrit d'ailleurs dans la continuité de la doctrine du ministère de l'Intérieur, car c'est une initiative qui remonte à Pierre Joxe. Pourquoi ne pas chercher l'alliance avec l'autorité morale des imams, jouer la carte de la religion contre la délinquance, quand on sait - oublions le politiquement correct - que les foyers de délinquance se trouvent plutôt du côté des jeunes beurs des cités ? Mais il n'a pas toujours le bon réglage : il faut toute la faveur dont il jouit pour oser dire qu'on va recruter un préfet musulman au nom de la discrimination positive. Il est normal que Chirac l'ait rappelé à l'ordre.

Le Point : Il irrite ou il séduit par son style direct, sa façon d'avouer son ambition présidentielle...

M. Gauchet : Sa force et sa limite, c'est qu'il s'est autofabriqué à partir de ce qu'il pense être la construction de la meilleure image possible. Il monte en première ligne, se déplace partout où ça chauffe, il répond à un besoin d'efficacité et d'action. Et il a raison en un sens, c'est aussi cela, le métier politique. Mais je ne crois pas qu'il ait la capacité d'incarner un projet. Malgré l'excellence de ses résultats, Nicolas Sarkozy est un second rôle. Dans la société politique française, il y a ceux qui incarnent une tradition, un milieu, un ensemble de valeurs, tels Mendès France, de Gaulle ou Mitterrand. Même Chirac a fini à la longue par incarner une certaine France. Et puis il y a les opérationnels, ceux qui mettent la politique en musique, avec plus ou moins de talent. A ce jour, Nicolas Sarkozy ne représente que lui-même : il n'incarne ni une valeur ni une idée.

Une société d'impuissance

Réforme, hebdomadaire protestant d’actualité, 05-01-2006, n°3157

Propos recueillis par Frédérick Casadesus et Jean-Luc Mouton

Echec du référendum européen, violences dans les banlieues, affaire d’Outreau… La France a traversé, en 2005, des moments difficiles, révélateurs d’une crise générale de confiance, que nous analysons dans ce numéro rétrospective. En contrepoint, dans l’entretien qu’il nous a accordé, le philosophe Marcel Gauchet décrit les mécanismes qui entretiennent l’idée du déclin en France : inadaptation de son modèle à la mondialisation des échanges, décalage entre le refus théorique du libéralisme et la pratique assumée par l’ensemble des citoyens, difficulté à proposer un modèle positif d’intégration aux immigrants. Il rappelle que ces problèmes existent dans la plupart des nations de notre continent, soulignant ainsi que le destin de la France est indissociable de celui de l’Europe. Marcel Gauchet livre également son point de vue sur les protestantismes et la loi de 1905.

Dans une récente interview donnée au journal Libération, vous avez déclaré : «Avec les protestants, on est vraiment dans la politique et dans l’effort désespéré d’une minorité peau de chagrin pour essayer d’exister. Ils n’ont pas beaucoup de divisions. » Une sentence peu amène à l’égard du protestantisme…

Ces propos ont été rapportés d’une manière sommaire – c’est le journalisme ! Ils ne sont pas tirés d’une interview, mais d’une conversation sur l’anniversaire de la loi de 1905. Ils sont à replacer dans le contexte d’une analyse sur la stratégie des différents acteurs publics lors de la commémoration. D’une manière générale, ces commémorations ne contribuent pas à une réappropriation saine et sereine du passé. Elles se prêtent à une instrumentalisation d’éléments qui fonctionnent comme des symboles en permettant aux groupes impliqués de se positionner dans l’héritage. C’est ce qui s’est passé pour la loi de séparation. Il n’y a en réalité pas eu de débat sur ce thème. La société dans son ensemble a fait le gros dos et s’est accordée pour ne toucher à rien. Quelques voix dissonantes se sont fait entendre, dont celles des autorités protestantes. Et celle du ministre de l’Intérieur, qui s’animait d’autant plus qu’il savait que rien ne sortirait de cette affaire et qu’il pourrait ainsi, à bon compte, jouer le rôle du réformateur. J’ai relevé que les autorités qui s’expriment au nom des protestants s’inscrivaient dans un jeu analogue en suivant une stratégie de démarcation. Une stratégie qui donne à ceux qui la mettent en œuvre une meilleure visibilité publique. Mais, en aucune façon, je n’ai voulu blesser les protestants. Quand je parle de « minorité peau de chagrin » à propos des protestants, je ne veux vexer personne. Mon collègue Jean Baubérot lui-même parle d’une situation de déclin. Cette situation est commune à tous les groupes religieux.

Quel regard portez-vous sur les protestants d’aujourd’hui ?

De la même façon que la collectivité catholique de France s’est longtemps pensée comme la Fille aînée de l’Eglise, les protestants ont tendance à se considérer comme les fils aînés de la République. Une prétention historiquement fondée mais actuellement dépassée, parce qu’aujourd’hui nul ne remet en cause la République laïque. De même que les catholiques ne sont plus antilaïques, les protestants ne sont plus le fer de lance de la République laïque. Je pense que les autorités représentatives du protestantisme ont commis des maladresses sur ce sujet. Les protestants, comme les autres confessions, ont à reconsidérer leur place au sein de l’identité nationale.

Une minorité qui n’est pas une « peau de chagrin », si l’on se réfère à l’expansion de certains de ses courants évangéliques…

Les évangéliques représentent dans leur masse un courant sensiblement différent du protestantisme historique, même si la Fédération parle en leur nom. La vérité est qu’ils n’ont pas encore de représentants dans l’espace public. Une racine théologique commune ne suffit pas à composer une famille spirituelle homogène. Les évangéliques ont vocation, selon moi, à trouver une voix autonome. A partir d’un socle commun, ils représentent un courant religieux différent du protestantisme des sociétés européennes.

Refusez-vous, sur le fond, toute modification de la loi de séparation de 1905 ?

Pas du tout. Le paradoxe est que, sur le fond, je suis assez proche des positions de la Fédération protestante de France. Je suis même convaincu que de nombreux citoyens sont prêts à accepter des aménagements à la loi de 1905. La question est celle de la manière de procéder. La société française a fait un chemin considérable sur la question de la laïcité.

Intellectuellement, la cause est gagnée. Les citoyens français voient bien que la laïcité ne consiste plus à s’opposer à la France cléricale. Personne n’éprouve aujourd’hui de peur vis-à-vis de l’Eglise catholique – que le pouvoir politique ou social n’intéresse plus. L’opinion publique ne s’offusquerait sans doute pas de voir les institutions confessionnelles percevoir des subventions au même titre que les syndicats ou les organes de presse. Au plan local, les gens le conçoivent très bien. A Marseille, par exemple : la municipalité apporte un appui financier à une gamme très large d’organisations, y compris religieuses, sans que cela suscite la moindre réprobation. Mais lorsque le positionnement stratégique des acteurs prend le pas sur tout autre considération, le blocage est inévitable. Si on joue le symbole, si on veut montrer que l’on est le dépositaire de la juste ligne, on récolte le refus général. C’est pour cette raison que j’ai regretté la manière dont la Fédération protestante s’est exprimée, qui n’a pas contribué à faire avancer la réflexion. D’une manière plus générale, le fait que les représentants des confessions chrétiennes revendiquent toujours des privilèges philosophiques renforce à mon sens les tensions. Il est inutile, voire nuisible au débat public, de laisser penser qu’un chrétien, qu’il soit protestant ou catholique – il n’y a pas de différence pour moi sur ce point –, posséderait quelque chose de plus qu’un vulgaire laïc. Cette attitude me semble désuète et ne peut susciter que des méfiances inutiles, voire des rejets.

Les organisations religieuses doivent s’impliquer dans le débat démocratique sans revendiquer le moindre privilège de « sens ».

Beaucoup de voix s’élèvent aujourd’hui pour demander que l’on repense à nouveaux frais le modèle d’intégration conçu par la France. Quel est votre sentiment ?

Premièrement, n’exagérons pas : l’intégration se fait. Quand on affirme que la société française n’intègre pas, on commet une erreur. Certes, elle n’intègre peut-être que 60 à 70 % des immigrés, contre 80 à 90 % autrefois, mais elle continue à intégrer largement. Les dimensions du phénomène s’étant considérablement agrandies, les échecs sont plus spectaculaires. Je ne nie pas les problèmes. Je veux en rappeler la complexité. Tout d’abord, aucun des quartiers réputés difficiles n’est un ghetto complet. Les images trop massives déforment la réalité et n’aident pas à comprendre la situation. Ensuite, ne négligeons pas les apports de l’Etat- providence ! On peut discuter l’urbanisme des quartiers. Le parc de logements sociaux n’en comporte pas moins un confort matériel minimal, sans commune mesure avec ce qui existait jadis dans les taudis ou dans les bidonvilles que nous avons connus.

Autre cliché, le communautarisme. Je ne perçois pas aujourd’hui de dérive communautariste. Une communauté est un groupe social qui a autorité sur ses membres et qui définit la loi à laquelle les gens doivent obéir. Où existe-t-il de telles communautés dans la société française ?

Dans le débat actuel, on mélange tout. Au sens sociologique, toute immigration est communautaire, par simple réflexe de survie. La sagesse est de s’en accommoder. Par ailleurs, l’assimilation n’a plus cours. Il ne s’agit plus d’éradiquer les différences culturelles des immigrants. C’est le sens de l’évolution vers le multiculturalisme. Les sociétés actuelles sont devenues pluralistes, non seulement par leurs opinions, mais aussi par leur mode de vie, leurs traditions, etc. De ce point de vue, une certaine idée de la République a vécu. Les valeurs fondamentales restent les mêmes, mais elles s’accommodent d’une expression beaucoup plus ouverte des différences. Cette variété ne justifie nullement de crier au « communautarisme ».

On parle de reconnaissance « communautaire » à tout propos, dans le cas d’une orientation sexuelle particulière par exemple…

C’est un abus de mots. On a affaire, en la circonstance, à des phénomènes d’identité. Que les gays se reconnaissent entre eux comme formant une même « communauté », c’est parfaitement compréhensible. Mais cette « communauté » est purement identitaire. Elle ne menace pas la République. Elle ne s’affirme pas en dehors d’elle. Dans le même ordre d’idée, on ne peut pas parler de communautés protestante ou juive, mais d’identités communautaires protestantes ou juives. Les minorités, dans une société pluraliste, ont un comportement identitaire. Mais que des individus se réfèrent à un groupe commun n’implique pas qu’ils se soumettent à l’autorité de ce groupe ni que celui-ci constitue une enclave close. Il est au contraire une composante organisée parmi d’autres et une société de liberté.

La question de l’intégration des immigrés joue-t-elle – comme on l’a vu dans les banlieues – un rôle majeur dans ce qui semble bien être une crise du modèle français ?

Le mouvement migratoire ne concerne pas seulement la France, mais tout le continent. Les Européens qui ont peuplé la planète au XIXe siècle ne se sont pas donné la philosophie de la nouvelle réalité du continent : il est une terre d’immigration. Pourquoi les Etats-Unis intègrent-ils leurs immigrés beaucoup mieux que nous, alors même que l’Etat-providence y est sensiblement moins développé ? Parce qu’ils ont une identité forte à proposer. Parce que devenir américain est un honneur, un but, une image qui fonctionne et produit du rêve. Les Européens n’ont que le dénigrement de leur passé nationaliste, raciste, colonialiste à offrir aux nouveaux arrivants. Vous parlez d’une structure d’accueil ! Pour intégrer, il faut avoir une identité positive à proposer. Une notion porteuse de ce que nous sommes où les immigrants pourraient se reconnaître, voilà ce qui nous manque.

Plus généralement, cette difficulté à aborder le changement signifie-t-elle que notre continent, et particulièrement la France, est profondément conservateur ?

Le constat ne fait pas de doute. Mais il faut l’expliquer. Nous sommes les héritiers d’une grande histoire dans un pays qui est en train de devenir petit. L’idée se répand que changer, c’est se banaliser, se condamner à disparaître. Une véritable angoisse collective nous saisit. La mondialisation signifie pour les Français un énorme effort de transformation de leur modèle hérité de société. En sens opposé, la société française avait connu auparavant une période de bonheur dans la transformation et la modernisation, celle que l’on appelle communément les « Trente Glorieuses ». A ce moment-là, le mouvement du monde correspondait au « génie spontané » de notre pays : la construction des grands appareils d’Etat, la planification, etc. En revanche, le mouvement du monde qui a suivi la crise économique de 1974 est contraire, sur tous les plans, à cette manière traditionnelle de concevoir la politique, la société et le droit. C’est pourquoi la société française se crispe sur ses acquis alors qu’elle avait montré une grande ouverture au changement dans la période antérieure. La France ne se résigne pas être seulement une puissance commerciale moyenne. La mise en échec de cette ambition universaliste entraîne une dépression collective.

La France est-elle pour vous en déclin ?

Non, elle est inadaptée. Notre manière d’être et de penser est décalée avec la norme qui s’installe à l’échelle de la planète. Nous sommes en décalage par rapport à l’évolution actuelle du monde. Les Français attendent de l’Etat qu’il donne la direction. Mais, désormais, ce sont les sociétés qui donnent la direction, non pas sous la forme d’un choix concerté mais sous la forme du compromis entre les différentes forces qui composent la collectivité. Pour les Français, cette situation est monstrueuse à bien des égards. Ils ont l’impression de ne plus savoir où ils vont. La société française est orpheline de son Etat et du coup très vindicative à l’égard des hommes politiques. Mais il faut dire que les élites françaises ont mis beaucoup de temps à prendre conscience des changements qui s’opéraient. Elles ont menti, elles se sont menti à elles-mêmes. L’exemple de l’Europe est très révélateur : les hommes politiques ont « vendu » l’Union européenne en prétendant qu’elle serait une sorte de France en plus grand…

Quel regard portez-vous sur l’échec du référendum européen ?

Il faut redire que le mensonge mitterrandien à fait long feu : l’Europe n’est pas la France en grand et ne le sera jamais. Le « non » au référendum me semble largement le fruit de cette désillusion, d’autant plus qu’aucune explication alternative n’a été fournie, à un moment où l’Europe s’est profondément transformée. L’indéfinition de l’objet et du projet de l’Europe a atteint un point de non-retour. Le débat public autour de ce référendum a été pitoyable. Ceux qui refusent d’expliquer aux Français le monde dans lequel ils vont vivre portent une lourde responsabilité dans le délire antilibéral qui sévit de nos jours. C’est une thématique que les élites françaises ont ancrée dans ce pays. Et pas pour son bien ! Alors que la société française fonctionne de manière tout à fait libérale et ne semble pas s’en porter si mal. Du coup, les fantasmes l’emportent. Et sont même encouragés régulièrement. Exemple, la campagne du parti socialiste lors des élections européennes de 2004, qui a développé des arguments spécieux contre la « dérive libérale » de l’Union… Comment espérer, un an après, convaincre ses électeurs de voter « oui » à cette même Europe ?

Dans la situation actuelle de la France, quels signes d’espérance vous semblent-ils naître ?

Je ne vois apparaître aucune force qui pourrait remédier à cette situation générale de crise. Rien n’émerge qui permettrait un aggiornamento collectif. Je redoute particulièrement l’échéance de l’élection présidentielle. L’aspiration au changement est très forte. Et sera forcément déçue, quel que soit le vainqueur. Le système « sortons les sortants » a atteint aujourd’hui ses limites. La déception collective qui suivra immanquablement me semble très inquiétante. Je suis, plus que jamais, un citoyen désespéré. C’est aussi très grave. Quand on ne réforme pas, tout se déglingue. Où sont les institutions qui marchent dans ce pays ? L’Education nationale, pas plus que la justice, ne fonctionne normalement. Cette société d’individus est une société d’impuissance, c’est fondamentalement la crise de la démocratie d’aujourd’hui. On est très libre, mais on n’a aucun pouvoir. Je veux malgré tout croire dans la capacité des citoyens de ce pays à rebondir, comme ils l’ont montré en d’autres circonstances

La fin de l'intello médiatique...

"L'espèce ne se renouvelle pas et vieillit sur pied"

Marianne, n° 336 Semaine du 29 septembre 2003 au 05 octobre 2003

Entretien avec Elisabeth Lévy

Marianne : Malgré une actualité abondante depuis le printemps, on n'a pas assisté aux affrontements habituels de nos « grandes consciences » . Serions-nous en train d'assister à la disparition d'une spécialité française : l'intello médiatique?

Marcel Gauchet : Il est vrai que quelque chose est en train de changer. Une cohorte d'intellos médiatiques spécialisés subsistent Mais ils sont peu nombreux, une demi-douzaine de personnes dans Paris. Point important, l'espèce ne se renouvelle pas et vieillit sur pied de façon frappante. Les petits jeunes ne semblent pas branchés par ce genre de fonctions. Il y a quelques candidats au coup médiatique, mais cela n'a rien à voir avec l'occupation permanente du terrain. Depuis 1990, on n'a pas vu apparaître un seul intellectuel médiatique nouveau. Le vent ne souffle pas de ce côté. L'impact, en termes de vedettariat, de cette génération lancée dans les années 70 et 80 est décroissant Bien sûr, on a encore assisté récemment à l'inimaginable opération d'occupation totale du terrain lors de la sortie du livre de BHL sur Daniel Pearl. Cela touche un public, sans doute, mais je ne suis pas certain que cela remue quelque chose de très significatif dans le monde de la réflexion au sens large. Or, il flotte dans le vide. Le pouvoir de mobilisation du clan intello-médiatique est largement désactivé. Il arrive en roue de secours de causes plus ou moins populaires par ailleurs, mais ils n'ont plus aucune spécificité d'intervention. Certes, ils survivent : il y a des médias, donc il faut bien qu'il y ait des intellectuels médiatiques. Globalement la page est entrain de se tourner.

Du coup, on a un peu le sentiment d'une baisse d'intensité du débat d'idées.

M.G. : En dehors de ce très petit groupe, l'intervention publique des intellectuels paraît en déclin. Le retrait qu'on a pu observer au printemps, que ce soit sur la guerre ou le mouvement social, est très significatif. La guerre a provoqué beaucoup d'émotion et de commentaires, mais pas d'intervention stratégique. L'habituelle guerre des tribunes n'a pas eu lieu. Le genre lui-même paraît épuisé. Les anciens combattants sont démoralisés. On n'a pas envie de brandir son panache blanc car on sait qu'il n'y a pas de troupes pour le suivre.

Cela ne va-t-il pas de pair avec le déclin du magistère des médias ?

M.G. : Une sorte de transition est en train de s'opérer. Les médias sont-ils encore le grand vecteur de mobilisation qu'ils ont été au XXe siècle, avec la presse et surtout la radio? Finalement, avec la télévision qui a extraordinairement accru la puissance de mobilisation dans un premier temps, l'intensité est retombée. La vérité de la télévision est de fabriquer plutôt des observateurs sceptiques que des citoyens mobilisés. Le meilleur exemple de cette ambiguïté, c'est Bové : les médias sont consommateurs de militance et d'engagement comme spectacle. Un homme passionné est plus branchant pour la masse qu'un analyste un peu froid, un peu ennuyeux, nuancé. L'excité total, l'agité du bocal, le véhément, ce genre d'animal de cirque a un boulevard médiatique devant lui. Mais une chose est de s'intéresser à un personnage pittoresque, autre chose est de le suivre : on regarde avec sympathie, amusement, agacement, mais on s'en fout complètement. On le prend comme un truc à voir, pas comme le déclencheur d'un engagement. Quand on met Bové en prison, en dépit de sa popularité médiatique, la masse téléspectatrice reste de marbre. Elle ne voit pas de raison spéciale de se sentir solidaire.

D'accord, mais si le débat intellectuel ne se déroule pas dans les médias, où se passe-t-il ?

M.G. : Je suis désolé d'être un peu pessimiste, mais, pour l'essentiel, il ne se passe pas. Une fois qu'on a éliminé le ramdam, le roulement de tambour, l'autopromotion, il n'y a pas grand-chose derrière. L'ambiance dépressive dans la société a son équivalent dans la vie intellectuelle. D'un côté, l'université souffre d'implosion galopante. Il nous reste quelques vieilles gloires, à la retraite depuis longtemps, qu'on est contents de sortir dans les grandes circonstances : nous avons toujours Lévi-Strauss, 95 ans. Derrière, on ne voit pas la relève. Le monde universitaire part en capilotade. D'autre part, la vraie réflexion, en prise sur les questions générales que se posent les citoyens, est très peu représentée dans l'espace public et elle est réfugiée dans les salons, les petits cercles, les sociétés de pensée, les revues qui jouent de ce point de vue un rôle de conservatoire du littoral. Ces réseaux sont extraordinairement minoritaires, très disséminés, mais aussi très vivants. On en trouve ; un peu partout, et ce qui est frappant, c'est qu'ils ne sont pas formés d'intellectuels certifiés. On retrouve d'ailleurs là le véritable sens du mot « intellectuel » : il ne s'agit pas d'une élite du diplôme, mais de gens qui s'efforcent de réfléchir au-delà de leur métier ou de leur spécialité. Le mot de « transition » est le bon : un certain style d'intellectuel est envoie de déclin, et quelque chose de nouveau émerge, avec de nouveaux modes d'intervention.

Le problème est peut-être qu'il y a de moins en moins de généralistes, de gens capables dépenser le monde plutôt que de se répandre sur tous les sujets.

M.G. : Les intellos ancienne manière étaient de faux généralistes, souvent de distingués spécialistes dans leur domaine mais qui n'avaient de généraliste que la posture engagée. Si vous êtes pour la révolution mondiale, vous êtes omnicompétent, mais tout ce que vous avez à dire, c'est que vous êtes pour la révolution mondiale. Vous ne savez rien sur rien par ailleurs, comme cela a été abondamment montré. La généralité de la posture masquait l'indigence de la compréhension véritable du monde contemporain. Ce qui est en train de naître est à la fois plus modeste et bien plus effectif. Ces explorations très diverses visent à produire une clarification d'intérêt général. Les intellectuels militants ou engagés ne se plaçaient pas du point de vue du citoyen tentant de comprendre le monde où il vit, ils obéissaient à une ligne, mais la portée analytique de ce qu'ils racontaient était nulle. A l'opposé, c'est bien une intelligence générale du monde contemporain qui se cherche au travers de la nébuleuse qui est en train de prendre corps. Cela suppose de croiser des regards très différents, d'abandonner la suffisance de l'expert, de dialoguer avec d'autres que des intellectuels, de mettre en commun des connaissances et des expériences. C'est très important, car qui sont aujourd'hui les spécialistes de la généralité ? Il en existe : les hommes politiques, en charge de prendre des décisions dans des domaines où ils ne connaissent rien. Autant faire en sorte que ces décisions soient éclairées, ou qu'il y ait quelques lumières à leur opposer.

Peut-être la cause du déclin de l'intello médiatique réside-t-elle, précisément, dans ce refus de s'intéresser au réel, de parler de pantalons et de téléphones, comme dit Gombrowicz. En somme, après avoir renoncé à changer le monde, ils ont renoncé à l'interpréter?

M.G. : Ils voulaient le changer et ne savaient pas l'interpréter. Ils avaient un discours de la volonté qui supposait la question de la compréhension réglée une fois pour toutes par une science hypothétique. Puisqu'on allait dans la bonne direction, il n'était pas nécessaire de descendre dans les détails. Seulement, même pour vous rendre dans le bordel de vos rêves, il vaut mieux être informé, sinon vous risquez de vous retrouver dans un bouge...

Si on liste les personnes épinglées par Lindenberg, dans son livre le Rappel à l'ordre, on voit bien qu'il se fourre le doigt dans l'oeil en les rassemblant sous le signe de la réaction, mais il n'empêche qu'il a bien senti des proximités, des affinités. Serait-ce justement, le goût des pantalons et des téléphones ?

M.G. : Il y a un noyau rationnel dans la thèse de Lindenberg. Il n'a pas tort : ses « nouveaux réactionnaires » , dont il fait des ennemis du genre humain, sont liés par une même démarche. Ils sont, ou plutôt nous sommes d'accord - il ne faut pas que j'oublie que j'en suis-, sur le fait que la situation est assez nouvelle, et que les outils intellectuels qui nous ont été légués ne nous permettent pas de nous y retrouver. Nous sommes totalement nus, démunis. Ce qui a le plus choqué Lindenberg et ses commanditaires, visiblement, c'est l'absence d'à priori sur les moyens à mettre en oeuvre pour y comprendre quelque chose. Le roman, le cinéma peuvent être aussi efficaces pour dépeindre ce monde nouveau que les modes d'analyse classiques. A la belle époque du marxisme, on se reposait sur l'idée qu'existait une vraie science. Certes, on avait besoin de « créateurs » , mot inventé pour désigner les plantes vertes qui décoraient les estrades où trônait la juste théorie. On n'attendait rien d'eux, sinon nous divertir et édifier les masses. S'il y a quelque chose de nouveau aujourd'hui, c'est la dignité que retrouvent la littérature et les arts comme moyen d'explorer ce monde dont nous ne savons rien. D'où un bouleversement des équilibres établis. Tout cela paraît très louche aux yeux des vieux routiers de l'engagement. La répartition du travail est menacée. Ces écrivassiers et saltimbanques leur semblent bien incontrôlables.

Oui, mais en même temps l'engagement lui-même se retrouve du côté des cinéastes, des écrivains, des artistes -le grand psychodrame des intermittents nous en a donné un aperçu.

M.G. : En effet, dans ces évolutions, tout se mélange y compris un « mouvementisme » un peu débile qui colle à n'importe quelle revendication démagogique ou absurde. Mais, au travers de cette confusion, il fait aussi entendre, il donne avoir, souvent, quelque chose qu'on ne trouvera nulle part ailleurs. Aussi faut-il être tolérant et ouvert à ces expressions qui parlent malgré elles. Je déteste tout ce que Ken Loach raconte comme intello, mais comme cinéaste il m'apprend quelque chose du monde. S'il regardait ses propres films, il cesserait d'être trotskiste. C'est le décalage merveilleux de l'image : beaucoup de cinéastes ne savent pas ce qu'ils montrent. Cette intelligence du monde émerge beaucoup plus rarement dans les livres, d'abord parce qu'on peut faire de bons films, mais pas de bons livres, avec les bons sentiments, ensuite parce que presque tous les écrivains ont digéré la grande idée de la littérature d'avant-garde : elle ne doit parler de rien.

Dans le fond, n'est-ce pas à la disparition de l'intellectuel de gauche comme pléonasme que nous assistons ?

M.G. : Evidemment ! Dès lors qu'il n'y a plus de sens de l'histoire, d'horizon à atteindre, ni de moyens clairs pour arriver à cette fin, pourquoi les intellectuels feraient-ils allégeance ? Je parle avec la droite et avec la gauche sans complexe ni discrimination. A cela, il faut ajouter un fait apparemment banal, mais dont on ne mesure pas l'immense portée, qui est le pluralisme politique. Sans doute y aura-t-il toujours des camps opposés. Seulement, ils ne sont pas destinés à s'exterminer mutuellement. Cela n'a aucun sens du point de vue de la démocratie de refuser de parler avec un membre de l'autre bord. La prise en compte de ce pluralisme modifie profondément l'échelle des engagements.

Finalement, la situation est assez contrastée. D'un côté, on revient un peu sur terre, et on essaie de déchiffrer le monde par petits bouts au lieu de délivrer un message global. De l'autre, il y a cette atmosphère dépressive.

M.G. : Il faut bien mesurer le caractère minoritaire de cette vie intellectuelle que j'essaie de cerner par rapport à une société qui semble avoir assez largement renoncé à réfléchir, y compris dans sa partie la plus instruite. D'une certaine manière, cela traduit la victoire intellectuelle en profondeur d'un certain libéralisme. Le système marche tout seul. Sans doute est-il nécessaire de mettre un peu d'huile dans les rouages, mais on n'y peut pas grand-chose. On n'y comprend rien, mais ce n'est pas grave. Essayons de faire en sorte que ça se passe sans trop de casse. Nous assistons à une démission de l'intelligence, liée à la croyance selon laquelle le processus social fonctionne de façon quasi automatique. C'est en ce sens que le moment où nous sommes est profondément libéral.

Est-ce l'idée même du volontarisme qui apparaît désormais désuète au plus grand nombre ?

M.G. : Au total, nous vivons plus riches et plus vieux. Que demander de plus ? Le monde moderne a été porté, jusqu'à une date récente, par une aspiration fondamentale qu'on appelait la démocratie, c'est-à-dire l'idée que l'humanité allait se rendre maîtresse de son destin. Mais finalement, en laissant faire, on se porte aussi bien. Le volontarisme démocratique apparaît dépassé. C'est la chimère du moment. Il continue néanmoins de me paraître préférable à la démission. La gauche elle-même est devenue à sa façon libérale : elle pense qu'il ne faut rien imposer mais améliorer le libéralisme par le fric. Il n'est pas de problème que la subvention bien distribuée ne puisse résoudre. On n'a plus affaire à la « vieille gauche » qui voulait rationaliser le fonctionnement de la société. Désormais, l'objectif est que, moyennant l'injection de subsides sur tous les points sensibles, cela finisse par marcher tout seul. C'est ce qui fait la différence avec le libéralisme de droite qui veut, pour sa part, que chacun se débrouille. Mais, de part et d'autre, on a dans la tête le même schéma du renoncement.

En conclusion, diriez-vous que les signes de renouveau que vous avez analysés, aussi minoritaires soient-ils, l'emportent sur les symptômes de la dépression et de l'apathie ? La France, qui semble retrouver l'époque des salons, est-elle encore un pays d'idées ?

M.G. : Je ne dirais pas que l'on fait retour aux salons, mais le bouillonnement actuel rappelle un autre phénomène du XVIIIe siècle : les sociétés dépensée. C'est, en fait, la citoyenneté d'avant les partis, d'avant la poli-tique des organisations. Le problème n'est plus d'intervenir en politique, mais de faire pression sur la politique ; ce sont les moyens de cette pression qui sont entrain de se mettre en place. Cela étant, il est vrai que la société n'exprime pas une très forte demande en matière de réflexion. Mais, si on observe ce qui se passe ailleurs en Europe, la France reste une société incomparablement agitée, politisée, intellectualisée.