Les chrétiens doivent trouver des mots nouveaux

Croire aujourd’hui, n°174, 15-04-2004 Propos recueillis par Claire Feinstein et François Boëdec

Marcel Gauchet est philosophe, directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales et rédacteur en chef de la revue Le Débat. Il est l’auteur de nombreux ouvrages de philosophie politiquer, dont le Désenchantement du monde, une histoire politique de la religion et La religion dans la démocratie, chez Gallimard. Des ouvrages dans lesquels il tente de mettre en évidence les fonctions de la religion dans la société actuelle.

Dans une société en quête de sens et de repères, ,les chrétiens peuvent-ils jouer un rôle ? Selon Marcel Gauchet, philosophe extérieur à toute religion, les chrétiens se sentent démunis face aux questions contemporaines, car ils n’ont pas les outils pour y répondre. Comment peuvent-ils renouer le dialogue et trouver un langage audible ?

Croire aujourd’hui. Les religions ont-elles encore leur place dans la société actuelle ?

Marcel Gauchet: Jusqu'à une date tout à fait récente, le sentiment religieux était incarné dans la société. La famille, les : paroisses, les communautés rurales, les communautés de métiers : toute la religiosité traditionnelle faisait qu'il n'était pas utile d'être croyant pour être religieux. La religion était une manière de vivre inhérente à la vie sociale. Aujourd'hui, c'est une liberté personnelle qu'il faut exercer. Notre époque marque la fin du christianisme sociologique. Ne sont plus chrétiens que les gens qui croient à titre personnel et pour des motifs qui leur sont strictement propres. Le point fondamental derrière ce constat, c'est le fait que la société cesse d'être religieuse dans son fonctionnement.

Que signifient alors tous ces comportements de type spirituel qui fleurissent un peu partout ?

Il existe, il est vrai, une recherche qui ne se connaît pas, mais qui relève assurément de l'expérience religieuse. Même si elle ne se pose plus au niveau de la société, la question du sens travaille toujours les individus. Il existe un socle anthropologique du religieux qui n'a pas besoin de religion constituée pour se manifester. Prenez I'engouement pour la musique de transe ou le New Age. Ces comportements répondent à une inquiétude de type spirituel. Voyez le rapport des gens à la mort, la demande adressée aux religions d'avoir des rites de naissance ou de mariage. Il y a, sur des modes très éparpillés, une sorte d'omniprésence du sentiment religieux dans la vie publique.

À quoi correspond l'inquiétude dont vous parlez?

Nous vivons aujourd'hui une crise de la politique. La république démocratique, en France en particulier, mais aussi assez largement dans le monde catholique, s'est définie comme un projet alternatif à la religion. La réalisation de la liberté a été posée comme fin en soi. On peut, je crois, parler de religion séculière de la liberté. À mon sens, le plus grand phénomène des trente dernières années n'est pas le déclin de la religion, comme on I'entend souvent dire, mais I'écroulement de ces religions séculières, c'est – à - dire des alternatives laïques à la religion. La politique démocratique, lorsqu'elle est pleinement démocratique, ne constitue pas une source de sens en elle - même. Elle définit un cadre de coexistence, et la valeur éminente de cette coexistence s' incarne dans les valeurs de la république. Mais ce cadre ne dit pas ce qu'on peut faire ni surtout, au nom de quoi le faire. Au jour le jour, il nous faut accomplir des tâches (boucher le trou de la sécu, faire des aéroports, des routes, des voies ferrées). On s'agite, on agit, mais à un moment donné, même dans le geste le plus quotidien, se pose la question du sens : au nom de quoi fait -on tout cela? À quoi fait -on appel pour justifier l'action politique?

Le bien-être général est la réponse la plus évidente. Si l'on est plus riche, en meilleure santé, mieux éduqué, alors tout cela semble avoir un sens. Mais cette réponse ne suffit assurément pas. La politique ne répond pas à la question des valeurs, des justifications ultimes. Et l'on sent aujourd'hui une sorte de dénuement extrême ressenti profondément, y compris par les hommes politiques. Ce désarroi renvoie forcément les citoyens à eux–mêmes.

Pensez-vous que les chrétiens ont un rôle spécifique à jouer face à cette crise de sens?

Il est certain que la société leur demande une parole sur cette situation. Mais il est clair, en même temps, que les non- -croyants, pas plus que les croyants eux -mêmes d'ailleurs, ne se contenteront pas d'une réponse du type: « Dans l'Évangile se trouve la réponse à toutes les questions » Le langage de leur foi ne donne plus aux chrétiens les moyens d'intervenir dans le débat public. Et ils le sentent bien.

Lorsque s'est installé petit à petit un espace public démocratique, en France, au dix-neuvième siècle, et pendant longtemps encore par la suite, les catholiques ont campé en étrangers dans notre pays. Leur souci d'occuper la place, dans une perspective de reconquête, était très grand, mais ils ne se préoccupaient pas pour autant de se faire entendre de la société vis-à-vis de laquelle ils nourrissaient une certaine hostilité (car s'organisant sans Dieu).

Cette identité, cette manière de se situer est complètement dépassée. Aujourd'hui, I'immense majorité des catholiques se sent partie prenante de cet espace public démocratique et n'entretient plus aucune perspective de reconquête d'un ordre social catholique. Mais ils n'ont pas encore appris à inscrire leur foi dans la démocratie, surtout dans la démocratie d'aujourd'hui. Les outils qu'ils ont à leur disposition ne sont plus pertinents et ne leur permettent pas d'échanger avec leurs partenaires non -croyants.

Quel travail doivent faire les chrétiens pour que ce dialogue soit à nouveau envisageable ?

Ce qui était établi jusqu'à présent, c'était une certaine version historique des valeurs chrétiennes. Une version datée, aujourd'hui désuète car s'étant construite dans un monde lointain en décalage de plus en plus marqué avec les données de base du monde contemporain. Pendant très longtemps par exemple, les catholiques ont pensé que ce qui leur était spécifique du point de vue de I'ordre politique, c'était l'autorité et la hiérarchie. Ces principes relevaient d'une sorte d'évidence du fonctionnement de l'institution Église étendue aux institutions civiles. Qui pense encore de la sorte aujourd'hui ?

De même, il y avait une morale catholique, qui s'enseignait encore au début du XXe siècle, et qui reposait sur une vision précise de la famille et des devoirs sociaux. Ces enseignements feraient rire tout le monde aujourd'hui dans les paroisses. Mais attention, cela ne veut pas dire que la morale n'a plus de sens, que la problématique du devoir disparaît . Il faut simplement les reformuler.

Vous ne parlez donc pas d'effondrement mais de décomposition des valeurs chrétiennes. Qu'est-ce qui empêche dans ce cas les chrétiens de faire un travail de recomposition?

L'obstacle est toujours le même: le retard de la conscience sur les événements. Nous nous trouvons dans une situation très nouvelle et dont la mesure n'est pas encore prise. Cela est vrai des institutions ecclésiales qui semblent beaucoup plus en retard que les chrétiens eux -mêmes. Dans le cadre français, cet obstacle est probable-ment lié à une situation historique de marginalisation par rapport à l'énorme place occupée par le passé. Le sentiment d'un déclin qui est presque un effondrement pousse beaucoup de croyants à une attitude spontanée de repli sectaire. Il faut défendre la citadelle et l'on resserre les rangs.

Il faut dire que les événements se précipitent. Les catholiques ont eu à faire, il n'y a pas si long-temps, avec Vatican II, une opération de mise à jour assez considérable dont ils ne sont pas encore complètement sortis. La liquidation du passif pré-conciliaire n'a pas été sans heurts. Et voilà qu'arrive par-dessus une nouvelle épreuve d'un genre complètement nouveau: cette fois, on ne les remet pas en question pour cause d'archaïsme, on leur demande ce qu'ils ont à dire. C'est donc un grand défi qui est lancé aujourd'hui aux chrétiens: celui de faire le travail d'adaptation qui leur permettrait d'être, à nouveau, audibles.