Marcel Gauchet, au chevet de la démocratie

Le Monde, 21-11-2002

Alexandra Laignel-Lavastine

Le philosophe, rédacteur en chef de la revue "Le Débat", s'inquiète de la montée en puissance des individus au détriment du collectif.

Né dans le bocage profond, d'un père cantonnier et d'une mère couturière, le jeune Marcel, qui était aussi enfant de chœur – "je suis un miraculé de l'école républicaine" –, ne se doutait sans doute pas qu'il officierait un jour au 5, rue Sébastien-Bottin, siège des éditions Gallimard, d'où, avec Pierre Nora, il pilote depuis 1980 la prestigieuse revue Le Débat.

Aussi n'est-ce peut-être pas un hasard si cet "intrus", en qui François Furet voyait "un des penseurs les plus importants de sa génération", s'est fait l'historien de cette révolution démocratique grâce à laquelle, depuis deux siècles, l'homme échappe à une vie jouée d'avance. Saisir les conséquences de cette réinvention de l'humanité, marquée par l'avènement d'une société où les individus se donnent à eux-mêmes leur propre loi, voilà ce à quoi s'attache l'œuvre de Marcel Gauchet. Que ce soit à travers l'histoire de la psychiatrie – qu'il explore dans La Pratique de l'esprit humain (1980), avec sa femme Gladys Swain, disparue en 1993 –, l'étude de la révolution française ou la sortie de la religion.

Il y a cependant du nouveau : à la cinquantaine passée, ce franc-tireur à la trajectoire atypique est en train de devenir une référence centrale. Sollicité de toutes parts, consulté à droite comme à gauche, celui qu'on définissait comme un intellectuel de l'ombre, aux rares apparitions médiatiques, serait-il sur le point d'occuper la place, laissée vacante depuis la mort de Pierre Bourdieu, de conscience ou de maître à penser ? L'ironie n'est pas mince, Marcel Gauchet, redoutable polémiste à ses heures, n'ayant pas hésité, dès le no 2 du Débat, à railler, à propos du célèbre sociologue, "le caoutchouc increvable de la prose normalienne".

A cette montée en puissance, deux raisons au moins. La première tient à la chute du communisme. Car, pour l'auteur de La Démocratie contre elle-même, la démocratie va mal. Elle l'a certes emporté sur ses ennemis. Mais précisément : alors que "les droits de l'homme sont devenus une politique", nos sociétés se meurent de cette victoire. Nous traverserions, en un mot, la deuxième grande crise de la démocratie après celle qui a culminé avec les totalitarismes. Sauf que le danger serait inverse : "Il ne vient plus de l'affirmation du tout au détriment des individus, mais d'une affirmation sans limite des individus", explique le philosophe. Résultat : "Nos sociétés ont de plus en plus de difficulté à agir sur elles-mêmes selon une perspective d'ensemble". D'où la deuxième raison de son audience croissante. Le choc du 21 avril a amené plus d'un observateur à s'intéresser de près à celui qui, dès 1990, fut un des premiers à remarquer la fracture entre les élites et le peuple, en proie à un inquiétant sentiment d'abandon, en particulier sur le terrain de l'insécurité. Pour autant, le philosophe se veut très clair sur son identité politique : "Je suis fondamentalement démocrate et philosophiquement socialiste. Mon identité spontanée est à gauche, voire à l'extrême gauche si je ne luttais pas contre certains de mes penchants... Pour autant, je suis favorable au dialogue avec la droite libérale".

Homme de revue

Cette attention portée à la dimension publique et collective de "l'être en société", où s'inscrit aussi son attachement à l'Etat-nation – ce qui ne l'empêche pas de taxer les souverainistes de "paléolithiques", se comprend mieux à la lumière de son parcours. C'est à l'Ecole normale d'instituteurs qu'il découvre la politique. D'abord professeur de français dans un collège, il achève ses études de philosophie à Caen, où il participe à l'aventure de Mai 68. Ses sympathies vont alors à l'ultra-gauche spontanéiste. L'épisode maoïste que la rumeur lui prête parfois ? "Absurde ! S'il y a bien une chose que je n'aurais jamais pu être, c'est mao. J'avais horreur de leur style et de leur propagande. Cela dit, j'ai fait partie des quelques imbéciles qui, par faiblesse démocratique, ont servi de boîte aux lettres lorsque la répression s'est abattue sur la Gauche prolétarienne".

Marcel Gauchet reconnaît n'avoir jamais eu le "tempérament militant". En revanche, il a toujours été un homme de revue : "C'est même là un des traits saillants de mon existence". Dans les années 1970, ce sera Textures et Libre, qu'il anime notamment, avant leur brouille, avec le philosophe Claude Lefort. A l'époque, Marcel Gauchet vit de divers expédients. "Par exemple d'enquêtes sociologiques : j'étais ainsi devenu une sorte de spécialiste de l'implantation des parkings parisiens !" Jusqu'au jour où François Furet le remarque. Et le convoque. Les choses sérieuses commencent, Furet lui met le pied à l'étrier en le faisant entrer à l'EHESS comme ingénieur de recherche. Pour un poste en bonne et due forme, l'outsider devra attendre... 1989. Débute alors une autre aventure : celle de son propre séminaire, auquel assiste, dans une salle bondée, un public de fidèles. L'œuvre, lentement, s'impose à l'institution.

Rien d'étonnant si ce passage de la confidentialité à la notoriété lui vaut d'acerbes critiques. Dernière en date : celle de Daniel Lindenberg, qui, dans le pamphlet Le Rappel à l'ordre (Seuil), le range parmi "les nouveaux réactionnaires", dans le voisinage d'un Georges Sorel, d'un Maurras et même d'un Houellebecq... Gauchet fulmine, non sans humour : "L'échantillon est assez croquignolet ! C'est à la fois risible et très préoccupant : ce livre m'apparaît à la fois comme le symptôme d'une dégénérescence de la vie intellectuelle et d'une sorte d'extrémisme du centre. Comme si la démocratie ne tirait pas sa force d'être le seul régime à pouvoir s'enrichir d'un questionnement interne sur son propre fonctionnement".

On peut trouver très discutables ses thèses sur la menace représentée par la recrudescence des demandes identitaires ; mais justement, elles mériteraient d'être discutées. On pourrait également lui objecter que le diagnostic, chez lui, se révèle souvent plus ferme que la thérapeutique ; Marcel Gauchet semble en être conscient, qui dit travailler "au versant constructif" de sa critique du "droit-de-l'hommisme", comme en témoigne d'ailleurs sa réflexion récente sur l'éducation. Si on attend donc la suite avec impatience, on ne saurait pour autant lui contester l'horizon de sa démarche : le souci d'une démocratie plus responsable et mieux avertie d'elle-même.