On peut parler en France d'une sorte de désespoir collectif

"Notre grille de lecture individualiste républicaine empêche de voir autre chose que la question sociale de la pauvreté"

Libération, 25-02-2006

Entretien avec Gérard Dupuy

Marcel Gauchet, philosophe et rédacteur en chef de la revue le Débat, analyse le mal-être de Français «pris à revers par l'évolution du monde». Le non au référendum, les émeutes des banlieues ou le débat sur la mémoire coloniale témoignent de cette absence de repères, de cette crise d'identité.

Marcel Gauchet, né en 1946, a commencé à publier dans le sillage des revues Textures et Libre ­ illustrées notamment par le sociologue Claude Lefort et l'ethnologue Pierre Clastres. C'est le moment où s'esquisse une «science unifiée de l'homme, du langage, de l'inconscient, de l'histoire» dont il affirme conserver encore le projet. Dans le Désenchantement du monde (1985), il tente une description métahistorique du christianisme comme «religion de la sortie de la religion». Ses derniers livres ont porté sur le fait postreligieux et sur la démocratie en situation de se retourner «contre elle-même». Il est rédacteur en chef de la revue le Débat. Ses ouvrages sont publiés chez Gallimard.

Le non au référendum et la crise des banlieues ont marqué 2005. Tous deux posent la question de ce qu'est être français. Ils illustrent une situation de crise politique, qui va en s'aggravant et qui concerne l'ensemble des repères collectifs. Les tensions qu'a révélées le référendum européen renvoient à une donnée profonde de l'histoire de ce pays. Elles ont montré que le problème des rapports entre le haut et le bas, l'élite et la masse, l'autorité et les citoyens n'est pas résolu. Mai 68 avait marqué une crise aiguë en ce domaine. La démocratisation de la société française qui s'en est suivie est loin d'avoir tout réglé. On a assisté à une révolte contre le consensus des élites, politiques, économiques et médiatiques, et leur façon de conduire le pays. Le roi est nu. Nous sommes devant une crise de leadership générale et profonde.

La crise des banlieues va aussi dans ce sens ?

Ce qu'elle a montré avec, dans son prolongement, le débat sur la mémoire coloniale, c'est combien la France a de la peine à modifier sa vision du processus d'intégration des populations immigrées. Elle a pourtant une véritable expérience en la matière. Mais la façon de faire habituelle ne marche plus. Sa remise en question paraît en même temps presque impossible, y compris chez les militants les plus mobilisés. Notre pays a une inertie historique prodigieuse dans tous les domaines, une difficulté à assimiler le changement actuel.

Il a pourtant su faire des changements énormes par le passé, comme le montre la période d'après 1945. Mais il a la plus grande peine à absorber le type de changement exigé par la mondialisation, pour faire court. Il n'est pas excessif de parler d'une sorte de désespoir collectif. Beaucoup de gens ont l'impression d'être pris dans un mouvement qui va contre eux, auquel ils ne peuvent rien et qui, d'une certaine façon, signifie leur mort. Ou, en tout cas, la mort de ce à quoi ils tiennent, politiquement, intellectuellement, civiquement.

Pourquoi en France ? Les autres pays européens ont une expérience historique assez voisine et pourtant ils ne flippent pas comme des cochons...

La spécificité française est forte, malgré tout. Elle a été renforcée par ce qui s'est passé après 1945. Le pays a formidablement bénéficié des Trente Glorieuses, comme tout le monde, certes, mais les Français y ont trouvé quelque chose de plus que les autres Européens : la confirmation de leur modèle historique et politique. L'Etat modernisateur a été, de Gaulle aidant, une réincarnation de ce que les Français tendent à considérer spontanément comme le noble héritage de leur histoire, de Louis XIV à Robespierre et Napoléon, le tout placé sous le signe du dévouement au bien public ­ qui est la composante de gauche de ce modèle dont l'autorité de l'Etat est celle de droite. Les Trente Glorieuses ont été un moment d'accord de la France avec ce qui paraissait alors le sens de l'histoire. A l'inverse, depuis la crise économique des années 70, les Français sont pris à revers par l'évolution du monde. Ce qui leur est demandé, sur tous les plans, répugne à leur acquis historique.

Cette difficulté d'être ferait des Français des «déçus de l'Europe» ?

La caractéristique centrale de la nouvelle période est la prise de pouvoir par l'économie ; elle s'accompagne d'une émancipation généralisée des sociétés civiles, y compris dans leurs aspects non économiques : la famille, les individus... Cette libéralisation modifie complètement le rapport entre les pouvoirs publics et la société. Toutes évolutions qui prennent à contre-pied ce qu'on appelle le «modèle français», d'une expression qui ne veut rien dire et dit tout. L'adaptation à la nouvelle donne suppose une «réforme intellectuelle et morale» plus grande que partout ailleurs, parce qu'elle appelle une véritable redéfinition de l'identité nationale.

La construction européenne a d'abord été un prolongement naturel de la modernisation heureuse de 1945-1975. Puis elle est devenue avec Mitterrand le dernier espoir de sauver un modèle contesté dans le cadre d'une Europe française. C'est ce mensonge mitterrandien, reformulation sur un autre plan du mensonge gaullien de la grandeur, qui arrive aujourd'hui à épuisement.

Pourtant, on ne peut pas dire qu'on traverse une période de nationalisme virulent. Cent fois d'accord pour considérer que les identités nationales n'ont plus, nulle part en Europe, le caractère chauvin, autoglorificateur et arrogant qu'elles avaient il n'y a pas encore si longtemps. De ce point de vue, l'Europe a réussi. Elle a atteint son but qui était de désarmer les égocentrismes nationaux.

Les nationalismes sont morts ; en revanche, les identités nationales demeurent et j'irai jusqu'à dire que l'Europe les a renforcées. Elles s'accommodent de leur relativité par rapport aux modèles voisins, dont on accepte la pluralité. Elles sont foncièrement pacifiques, mais d'autant plus autocentrées de ce fait. Pourquoi s'inquiéter de voisins qui ne vous menacent pas ? La connaissance des sociétés européennes les unes par les autres est en recul. C'est une union de gens qui s'ignorent tranquillement. L'Europe a échoué à produire une identité européenne. Celle-ci n'existe pas, à part une vague conscience, surtout en France, de la différence du modèle américain et du modèle européen (cette conscience est fonction du degré d'antiaméricanisme). C'est la clé de tout ce qui pourra être fait à l'avenir.

Cette identité fait problème aussi du côté des nouveaux Français, comme l'ont montré les émeutes de novembre. A propos d'histoire de France, quand y a-t-on déjà vu un tel niveau de violence depuis la Commune de Paris ?

N'exagérons rien ! Ce que nous avons connu n'a rien à voir avec une guerre civile ! La violence des émeutes de banlieue a été une violence saisissante, à la fois par son mode opératoire privilégié (l'incendie) et ses cibles (écoles ou bâtiments culturels), mais une violence pacifique, si j'ose dire, puisque très peu tournée contre la vie des personnes. Ce n'est pas sans rappeler Mai 68 : la guerre civile simulée, et symbolique plus que réelle. On ne cherche pas à tuer, de part et d'autre, mais on met en scène une rupture symbolique très forte.

Tout le monde a paru pris de court...

D'abord parce qu'il règne une certaine censure collective sur la réalité des banlieues. Il est trop facile de l'imputer à un rejet. La France fait des efforts financiers et sociaux considérables en matière d'intégration. Le fond du problème est ailleurs. Il tient à la difficulté politique partagée de voir l'immigration pour ce qu'elle est. Notre grille de lecture individualiste républicaine empêche de voir autre chose que la question sociale de la pauvreté. Elle tend à ignorer la dimension communautaire et la question culturelle qui sont pourtant au centre aussi bien de la sociologie de l'immigration que du processus d'intégration. Les effets de cette méconnaissance finissent par avoir un coût élevé.

C'est donc l'échec d'un demi-siècle d'immigration, qui a commencé dans les années 60 ?

Le mot d'immigration est lui-même trompeur. La difficulté n'est pas avec les immigrés en général : les adultes immigrés ne posent aucun problème ! Il n'en va pas de même avec leurs enfants.

Quand un immigré vient en France, il sait pourquoi il vient : pour avoir une vie meilleure que celle qu'il connaît dans son pays d'origine. Il est collé à sa culture d'origine, il n'a pas le choix. Les enfants de ces mêmes immigrés, en revanche, sont dans une situation très différente. Eux, ils ne savent pas pourquoi ils sont là : ils y sont parce que leurs parents sont là.

En même temps, ils sont pris entre la culture de leurs parents et celle de leurs pays d'accueil. En gros, ils ne veulent pas de la culture de leurs parents et de la situation subalterne qui va avec. Pour commencer, ils veulent être des individus qui ont des droits ­ de ce point de vue, réussite à 100 % de l'école républicaine : ils les connaissent ! Mais cela ne leur donne pas automatiquement les clés de la culture du pays où ils vont devoir vivre. Ils en sont sans être sûrs d'en être, avec une hypersensibilité aux signes qui les renvoient à leurs origines.

N'est-ce pas aussi parce que le type de francité qu'on pourrait proposer à ces jeunes est lui-même devenu incertain : le modèle est devenu assez vague à ses propres yeux.

En effet. Les identités nationales, en Europe, sont devenues largement implicites ou inconscientes. Elles sont sans doctrine ni affirmation claire, ce qui les rend d'autant plus difficiles à comprendre et à assimiler. De ce point de vue, la comparaison avec les Etats-Unis est éclairante. Leur capacité d'intégration est intacte alors même qu'ils sont loin de ménager à leurs immigrés des conditions sociales aussi favorables qu'ici. La règle est impitoyable : tu bosses ou tu crèves ! En revanche, ils ont à proposer un patriotisme affirmatif inimaginable en Europe, une fierté d'être américain accompagnée d'une conscience supérieure de ce qu'est l'Amérique et de son destin exceptionnel à l'échelle de l'histoire du globe, en tant que terre de la démocratie, de la liberté et du droit de tout le monde de réussir.

Le modèle de la réussite individuelle fait défaut en France : on n'y valorise guère que la réussite scolaire.

Un certain capitalisme ouvert fait partie du modèle intégrateur américain. Pour des immigrés qui veulent échapper à la misère, il apporte une promesse qu'ils ne trouvent pas ici. Le ressort du self-made man s'ajoute à la fierté d'être américain. Non seulement les Européens n'ont rien de pareil à offrir, mais en plus ils ont honte de leur histoire. Ils ont de lourdes factures mémorielles à acquitter, ils sont horriblement mal à l'aise avec leur passé, jusqu'au masochisme. Ils expient et ils se repentent, même ceux qui n'ont pas fait grand-chose. Comment être heureux de devenir européen quand on vous explique que vous êtes tombés dans l'antre de la sorcière ? Tout ce que les Européens ont à proposer, c'est une solidarité sociale sans égale ailleurs dans le monde. C'est très beau, mais ça ne suffit pas pour vivre civiquement et pour réussir cette opération très complexe qui consiste à rejoindre une culture qui n'est pas spontanément la vôtre.