La religion dans la démocratie

« l’histoire de la laïcité dans ce pays est intimement liée à l’histoire de l’Etat - de l’Etat en tant que l’un des principaux opérateurs du processus de sortie de la religion. »

Fiche de lecture du livre de Gauchet, La religion dans la démocratie, qui met en perspective l’évolution de la laïcité en France depuis ses origines.

I. Rappels historiques

2 grandes phases :

- une « phase absolutiste » : de la fin des guerres de religion (1598) à la Révolution française (constitution civile du clergé) ;

- une « phase libérale et républicaine » : du concordat napoléonien à 1975.

Selon Marcel Gauchet, nous entrons dans une troisième phase.

1) La phase absolutiste

Dans la première moitié du XVIème siècle a lieu une révolution religieuse (rupture luthérienne et calviniste), mais dont l’importance a été surestimée eu égard aux révolutions politique (première moitié du XVIIème siècle) et scientifique (physique galiléenne). La révolution politique correspond à l’émergence de l’Etat dans son concept même, révolution dont la France se trouve avoir été l’épicentre en raison du tour irréparable de la déchirure provoquée par les guerres de religion. L’Etat ne peut plus promouvoir la paix qu’en se délivrant de cet étau, c’est-à-dire qu’en se déliant de l’adhésion confessionnelle, qu’en s’installant au-dessus des Eglises au nom d’une légitimité religieuse propre qu’il tire de sa relation directe à Dieu. Aussi les juristes royaux réélaborent-ils la notion de « droit divin » dans les quinze dernières années du XVIème siècle.

La pensée politique moderne (de Grotius à Spinoza) se constitue sur une base absolutiste en matière de religion.

absolutisme : exigence de placer l’autorité collective dans une position d’éminence telle qu’elle soit fondée à se subordonner les choses sacrées. C’est seulement par ce moyen que l’autorité collective peut remplir sa mission pacificatrice.

« L’autonomisation du politique caractéristique de la modernité s’effectue de la sorte sous le signe d’une subordination (religieuse) du religieux. Subordination dont il importe de noter qu’elle a été un préalable au respect des consciences : c’est à partir d’elle que la tolérance peut être élevée au rang de principe. » (Bayle/Locke)

A partir de la fin du XVIème siècle, formule clé des auteurs absolutistes : « l’Eglise est dans l’Etat, l’Etat n’est pas dans l’Eglise. »

La constitution civile du clergé parachève l’oeuvre absolutiste.

D’une part, la réaffirmation gallicane et absolutiste des légitimes prérogatives du souverain temporel en matière d’administration des choses sacrées (cf. contestation janséniste), d’autre part la réappropriation du principe de la souveraineté au profit de la Nation (cf. Lumières), débouchent sur la constitution civile du clergé.

2) La phase républicaine et libérale

1800 : passage dans un autre monde : phase républicaine et libérale : « ce n’est plus dans ce cadre de subordination du religieux au politique qu’il va s’agir mais, centralement, de séparation - de séparation des Eglises et de l’Etat. Séparation qui s’inscrit dans le grand mouvement libéral caractéristique de la modernité juridique : la dissociation de la société civile et de l’Etat. »

La formule absolutiste de subordination du religieux au politique s’inscrit à l’intérieur d’une conception moniste du corps politique. Il n’existe qu’une seule sphère collective qui, dans son organisation hiérarchique, est ultimement une sphère politique.

Au XIXème siècle, on assiste à un phénomène nouveau et crucial : la mise en place d’une bipartition du collectif entre une sphère proprement politique et une sphère civile (sphère de la vie publique/ sphère des intérêts privés).

Le Concordat de 1801 réconcilie les irréconciliables : il accorde à l’Eglise un statut officiel et la liberté de manoeuvre en matière de culte que réclamait l’apaisement des fidèles ; il marque avec vigueur la primauté de l’Etat.

cf. Jean Baubérot, Vers un nouveau pacte laïque ? 1990

Jean Baubérot interprète le compromis du concordat comme un « premier seuil de laïcisation » : l’Eglise est consacrée en tant qu’institution socialement prépondérante, au nom de son utilité et de l’objectivité des besoins religieux, tout en étant politiquement subordonnée. Elle passe du dehors au dedans, et c’est en cela que consiste l’effet de seuil : elle perd sa vocation englobante pour devoir se contenter désormais d’un rôle de premier plan à l’intérieur d’une société qu’il ne lui appartient plus de normer dans son ensemble.

Eu égard à la conception des rapports entre la société civile et l’Etat, un problème se pose : si l’on prend pour cadre de la réflexion l’opposition entre une sphère privée exclusivement composée d’atomes individuels, et une sphère publique détenant le monopole de la gestion collective, il est très difficile de penser la place d’une institution comme l’Eglise (ou des partis politiques ou des syndicats), qui transgresse le partage. Ce genre d’institution échappe à la représentation atomistique de la société civile, sans pour autant pouvoir entrer dans le domaine de l’intérêt général administré par l’Etat. Pendant la période d’établissement de la République (des lois de 1875 à la Première Guerre Mondiale), il va falloir trouver les voies du déblocage, en donnant peu à peu forme et droit à la puissance d’expression et d’auto-organisation de la société civile. La solution du problème passe par une difficile reconnaissance institutionnelle de la pluralité sociale de la société civile au-delà de sa diversité individuelle. Les lois sur les syndicats (1884), sur les associations (1901), et la loi de séparation (1905) participent toutes d’un même mouvement de fond. La loi de 1905 constitue un couronnement, « l’aboutissement, sur le cas le plus épineux, de l’autonomisation libérale des groupes d’intérêt ou de pensée. »

« A partir du moment où l’on peut loger des institutions aussi lourdes que les Eglises du côté de la société civile, c’est qu’on est devenu pleinement capable de concevoir non pas seulement des consciences libres, mais, ce qui est beaucoup plus difficile, des collectifs indépendants, de puissantes autorités sociales pourvues de leur légitimité propre en face de l’autorité politique. Au-delà de l’antagonisme frontal entre la République sans Dieu et la réaction cléricale qui occupe le devant de la scène, c’est d’un changement global de la logique collective qu'il est question. [...] Les républicains expulsent par un acte d’autorité l’Eglise de la sphère publique,ce qui, pour nombre d’entre eux, répond au souci d’affaiblir son influence, tandis que, pour nombre de catholiques, cette désofficialisation représente une atteinte à la dignité rectrice de leur foi. C’est en ces termes que l’affaire se joue explicitement. J’ai essayé de faire ressortir que son enjeu implicite était à comprendre en d’autres termes : elle participe, du point de vue classique de l’autorité de l’Etat, de l’esprit d’une dissociation libérale créditant la société civile d’une capacité autonome d’organisation, y compris confessionnelle. » (p.58-59)

Comparaison du cas américain et du cas français

cas américain : la religion civile désigne la transposition dans la sphère publique d’un christianisme de la société civile ramené à son plus petit commun dénominateur, de manière à neutraliser les susceptibilités confessionnelles. La séparation des Eglises et de l’Etat, très tôt opérée, et dictée par la pluralité des dénominations religieuses, n’empêche pas une connivence dernière de l’autorité et des croyances, autour de leur racine commune, au sein de ce qui demeure « A Nation under God ».

cas français : il ne s’agit pas pour l’Etat de se séparer des confessions, mais de la religion même, pour autant que la présence d’un catholicisme hégémonique et la nature des prétentions de l’Eglise romaine transforment le problème d’une religion particulière en problème de la religion en général. Le problème est plus lourd que dans le cas américain, son issue ne peut passer que par de tout autres moyens. Il exige de trouver une alternative non religieuse à la religion, dans laquelle la religion puisse entrer. L’équation à résoudre dans le cas français est celle-ci : « englober la religion, les religions sans les violenter, depuis un plan qui leur soit supérieur, tout en étant ultimement acceptable par elles. »

L’affirmation de la laïcité

« la refondation des parages de 1900 s’est jouée aussi sur le terrain « métaphysique », le terrain de la signification métaphysique de la liberté politique, de la puissance des hommes de décider collectivement de leur destin. Bien que de façon diffuse, la bataille décisive s’est livrée là. L’Etat républicain y a gagné la légitimité intellectuelle, morale, spirituelle dont il avait le plus besoin, celle susceptible de rallier dans la durée le plus grand nombre des fidèles, en dépit des anathèmes de leurs chefs. » (p.71)

Eglise--> hétéronomie

Etat --> autonomie

(cf. Du contrat social)

« La Révolution est amenée à refaire pour son compte le chemin de pensée conduisant de la subordination politique de la religion à l’affirmation métaphysique de l’autonomie. » (p.75)

Au début du XXème siècle, avec l’avènement de la laïcité, les croyants eux-mêmes finissent par ratifier la formule : « Dieu est le séparé ». Mais déjà en 1801, pour justifier le Concordat, Portalis écrivait : « on ne doit jamais confondre la religion avec l’Etat : la religion est la société de l’homme avec Dieu ; l’Etat est la société des hommes entre eux. Or, pour s’unir entre eux, les hommes n’ont besoin ni de révélation, ni de secours surnaturels ; il leur suffit de consulter leurs intérêts, leurs affections, leurs forces, leurs divers rapports avec leurs semblables ; ils n’ont besoin que d’eux-mêmes. »

II. La neutralité démocratique : troisième époque du principe de laïcité

Aujourd’hui, « notre culture politique héritée est désertée par l’esprit qui a présidé, sinon à sa fondation, en tout cas à son dernier grand moment fondateur. L’idée de la république sur l’acquis coutumier de laquelle nous continuons de vivre a perdu son âme avec l’idée de la laïcité qui la flanquait comme sa plus intime compagne. La source de sens à laquelle elles s’alimentaient s’est tarie. Les termes du rapport entre religion et politique en fonction desquels elles s’étaient définies se sont radicalement déplacés.

Nous sommes sortis de l’ère d’une autonomie à conquérir contre l’hétéronomie. Cela parce que la figure de l’hétéronomie a cessé de représenter un passé toujours vivant et conséquemment un avenir toujours possible. L’intégration des religions dans la démocratie est consommée ; le catholicisme officiel lui-mêrme, si longtemps réfractaire, a fini par s’y couler et par en épouser les valeurs. Un mouvement qui s’est traduit, sur le plan obscur, mais capital, de la théologie implicite que j’évoquais à l’instant, par un nouvel éloignement de Dieu. Il est devenu incongru ou grotesque de mêler l’idée de Dieu à la norme de la société des hommes, et plus encore de rêver d’on ne sait quelle conjonction entre les nécessités de la terre et l’inspiration du ciel. [...] Nous nous trouvons dans un moment kantien - le moment où se parachève la dissociation opérée par Kant entre la connaissance selon l’homme et la science divine, moyennant l’élimination de tout ce qui avait pu paraître de nature à restaurer l’accès au suprasensible, et moyennant l’expurgation de ce qui, chez Kant même, maintenait malgré tout l’enracinement de l’homme dans le suprasensible. Autrement dit, l’autonomie l’a emporté ; elle règne sans avoir à s’affirmer en face d’un repoussoir fort de l’épaisseur des siècles, et cela change tout.

Cela change de fond en comble les horizons et les conditions d’exercice de la démocratie. La politique a perdu l’objet et l’enjeu qu’elle devait à son affrontement avec la religion. Invisible et brutale, une onde dépressive surgie vers 1970 a entraîné la révision drastique des objectifs à la baisse, à tel degré que les espoirs investis hier encore dans l’action collective nous sont devenus proprement incompréhensibles. Sous cet angle, la redéfinition de la démocratie à l’œuvre depuis un quart de siècle participe bel et bien du même processus que la désagrégation du socialisme réel. Si éloignés qu’ils soient dans leurs expressions, les deux phénomènes n’en sont pas moins secrètement solidaires en profondeur. Ils relèvent d’un même déplacement fondamental du croyable, qui a ruiné, ici, la vraisemblance de la solution communiste à l’énigme de l’histoire, et défait, là, le sens de l’aspiration au gouvernement de soi collectif. C’est à cet évidement primordial qu’il faut rapporter la déperdition de substance qui affecte la figure de notre République et qui la réduit peu à peu à un décor, certes glorieux, mais inhabité. Son cas n’est pas isolé, mais comme c’est en France que la sublimation de la politique en tant qu’alternative à la religion a connu son développement le plus poussé, c’est là aussi que son recul acquiert le plus de relief. (...) Rien ne pourra restituer leur ancienne énergie spirituelle au sacerdoce du citoyen, à la majesté morale de l’Etat, aux sacrifices sur l’autel de la chose publique. Ces instruments cultuels ont irrémédiablement perdu leur fonction. Plus n’est besoin de dresser la cité de l’homme à la face du ciel. Nous sommes en train d’apprendre la politique de l’homme sans le ciel - ni avec le ciel, ni à la place du ciel, ni contre le ciel. L’expérience ne laisse pas d’être déconcertante. »

On assiste de la sorte à une relativisation des figures conjointes de l’autonomie et de l’hétéronomie, ainsi qu’à une révision en règle de ce que signifie la liberté et des voies selon lesquelles la gouverner.

« L’incarnation de la dépendance envers l’au-delà dans une autorité d’ici-bas ne veut à peu près plus rien dire pour personne, y compris pour la conscience la plus pénétrée de sa dette envers le divin. »

« L’image de l’autonomie qui en procédait par renversement a perdu son ressort dynamique. »

« L’autonomie n’est plus rien que la donnée première, et terre à terre, de notre condition. »

De la diversité de la société civile

« ce n’est pas la découverte subite des vertus de la diversité qui a précipité le sacre de la société civile, c’est la disparition de l’alchimie qui était supposée se dérouler dans la société politique qui a porté au premier plan et fait apparaître en pleine lumière la société civile dans sa diversité. [...] Celle-ci n’était aucunement ignorée ou réprimée ; elle était simplement ce qu’il s’agissait de dépasser, au profit de la construction d’une unité supérieure, idéalement destinée à faire se rejoindre la collectivité avec elle-même. [...] L’homme (privé) avait à revêtir les habits du citoyen. [...] Pour la première fois, à la faveur de sa déliaison d’avec l’Etat, la société civile se donne à appréhender complètement en dehors de la politique, dans la bigarrure et dans l’immédiateté de ses composantes. Plus de conversion dans un langage supérieur à opérer : les données du champ social sont à prendre telles quelles. Pas de réduction de leur multiplicité à mener en fonction des choix suprêmes de la collectivité : les différences qui les séparent sont non seulement irréductibles, mais elles représentent un valeur en soi. »

L’âge des identités

Se pose le problème de l’identité de l’individu : deux phases :

1- avant : rejoindre l’universel, se défaire de ses particularités pour rejoindre l’universel : seul moyen d’entrer en dialogue avec autrui ;

2- à présent : faire de ses particularités individuelles son identité : mettre en valeur ses singularités (je suis basque, je suis homosexuel...) pour entrer en dialogue avec autrui. « Vous avez à rejoindre ce qu’il vous est donné d’être extérieurement. » « Le vrai moi est celui qui émerge de l’appropriation subjective de l’objectivité sociale. » (p.124-125)

Sur la tolérance et le pluralisme.

Le pluralisme comme donnée et comme règle d’une société n’est pas la même chose que le pluralisme « dans la tête des croyants ».

La tolérance est un principe politique.

Le pluralisme est un principe intellectuel.

Au XXème siècle s’opère une relativisation intime de la croyance, fruit de la pénétration de l’esprit démocratique à l’intérieur même de l’esprit de la foi. Cela aboutit à une métamorphose des convictions religieuses en identités religieuses. Redéfinition identitaire des religions qui tend à les aligner sur des « cultures » pour les enrôler dans le concert « multiculturel » de nos sociétés.

« La métamorphose des croyances en identités est la rançon du pluralisme poussé jusqu’au bout, jusqu’au point où toute ambition universaliste et conquérante perd son sens, où aucun prosélytisme n’est plus possible. »

Une croyance s’argumente et se discute.

Une identité ne peut pas chercher à convaincre, elle est imperméable à l’objection. Une identité n’est pas animée de l’intérieur par une conviction qui vise à s’imposer. Mais elle est intransigeante, vis-à-vis de l’extérieur, sur le chapitre de la reconnaissance.

Le problème de la reconnaissance

« La nouveauté est que, au rebours de l’ancienne règle qui voulait qu’on se dépouille de ses particularités privées pour entrer dans l’espace public, c’est au titre de son identité privée qu’on entend compter dans l’espace public.

La logique s’applique aux identités en général, mais les identités religieuses la portent à son expression la plus lisible, de par le rôle spécifique que conservent ou que retrouvent les religions. Si, par un côté, on l’a vu, le phénomène d’« identitarisation » tend à ne retenir d’elles que leurs formes extérieures et à les diluer en « cultures », par l’autre côté, la mutation fondamentale de la politique démocratique tend à leur réinsuffler une dignité et une utilité nouvelles, en fonction des besoins mêmes de la sphère publique, en tant que systèmes généraux de sens ou doctrines globales des fins. Soit précisément ce que la politique est désormais dans l’impossibilité d’offrir par ses propres moyens. Ce qu’elle est impuissante à fournir n’en demeure pas moins nécessaire ; aussi va-t-elle tendre à aller le chercher en dehors d’elle-même. La collectivité a besoin de se représenter les buts et les raisons entre lesquels elle a le choix, et l’autorité a besoin de se légitimer par la référence aux valeurs susceptibles de donner sens à son action, même s’il lui est interdit de prétendre en incarner substantiellement aucune. C’est la gymnastique compliquée à laquelle sont condamnés les détenteurs du pouvoir dans les démocraties d’aujourd’hui. Il leur faut aller chercher l’alliance des autorités morales ou spirituelles en tous genres au sein de la société civile, les élever à leurs côtés, les introniser comme leurs interlocutrices d’élection, cela non seulement en gardant une stricte neutralité à leur égard, mais en marquant leur différence. Le politique est amené à légitimer le religieux, dans une acception large, en fonction de sa propre quête de légitimité, comme ce dont il ne saurait participer ou s’inspirer, mais qui n’en représente pas moins la mesure dernière de ses entreprises. La puissance publique, autrement dit, est naturellement portée à reconnaître ces identités soucieuses de se faire reconnaître. C’est cette conjonction d’intérêts que scelle la politique de la reconnaissance. Une politique qui trouve sur le terrain religieux, en tout cas dans le contexte français, compte tenu des enjeux attachés par l’histoire aux rapports entre les deux puissances, son plus éminent théâtre d’application. »

La ruse de l’Etat

Cependant, la différence entre Etat et société civile reste nettement marquée. En effet, il s’agit pour les communautés d’être reconnues dans leur singularité, et non pas de participer politiquement à la vie politique (par exemple en tendant à se transformer en partis politiques). « Il s’agit de peser sur la politique au travers d’un langage délibérément non politique, invoquant l’exigence éthique ou l’appel de l’esprit. » Mais de leur côté, les détenteurs du pouvoir acceptent tout à fait de reconnaître ces communautés dans leur pluralité parce que cela leur permet de mieux marquer leur différence. L’Etat n’est qu’un instrument au service de la société civile, et c’est la société civile qui formule les buts ultimes au nom desquels doit être menée l’action publique. Mais une fois que les représentants de la société civile sont installés au pouvoir, il est exclu qu’ils endossent ce discours pluriel émané de la société civile, au moins du fait de cette pluralité elle-même. La fonction de l’Etat est de veiller à la coexistence des différentes fins, et à ce qu’aucune ne s’impose au détriment des autres. Par la reconnaissance de la pluralité, l’Etat peut donc se poser au-dessus de la société civile, instaurer une sorte de transcendance. Plus la pluralité augmente, plus l’Etat montre qu’il est « ailleurs ». C’est pourquoi, « la démagogie de la diversité a de beaux jours devant elle. »

APPEL POUR L’ÉCOLE

En 2000, Marcel Gauchet fut signataire d’un appel (publié dans Le Monde du 23 mars 2000 sous le titre « Claude Allègre, énième pompier pyromane »), rédigé par un groupe d'intellectuels pour soutenir le mouvements des professeurs de l'enseignement secondaire contre les « réformes » de M. Allègre. Voici le texte de cet appel.

Attaques contre les professeurs, suppression massive d’heures de cours au lycée, “professionalisation” du CAPES, qui consiste caporaliser les professeurs des lycées et collèges et à les priver de l’enseignement universitaire indispensable à une véritable formation, nouveaux programmes allégés et incohérents, en mathématiques notamment, etc., les réformes Allègre se poursuivent. Le ministre, bien plus habile manoeuvrier que ne veulent le croire ceux qui ne lui reprochent que la “forme” de son action, a mis son talent politicien et sa brutalité au service d’une vieille politique. Pour le principal, elle consiste à appliquer au lycée les recettes qui ont fait leur preuve depuis plusieurs décennies dans la dégradation du collège. Si l’on n’y met pas un terme, nous aurons bientôt une société sans école. Nous ne croyons pas cette perspective souhaitable ni même vivable, c’est pourquoi nous lançons cet appel.

C’est donc une erreur de croire que l’actuel ministre est le premier à entreprendre une véritable réforme d’un système éducatif trop longtemps figé dans l’immobilité et le conservatisme. En réalité, depuis plus de vingt ans – la loi Haby est de 1975 –, l’Éducation Nationale subit une cohorte incessante de “réformes”, l’une succédant à l’autre, sans qu’aucune ne soit jamais évaluée. L’esprit de ces réformes est toujours le même : gérer dans l’hypocrisie l’augmentation massive de la scolarisation secondaire et supérieure, en faisant comme si massification rimait automatiquement avec démocratisation. D’où une politique de désarticulation de l’École et de déni de ses difficultés, notamment : la lourdeur et l’hétérogénéité excessives des classes, la violence, l’illettrisme au collège et même au lycée, la sélection par l’échec et le découragement, dans les filières dites non sélectives de l’université. D’où l’abandon insidieux des finalités de l’Éducation Nationale : l’instruction, l’intégration à la société, l’égalité des chances, la formation des élites, au moyen de la transmission du savoir et de la culture. D’où l’oubli du fait que l’instruction est la condition de l’indépendance de jugement qu’une société démocratique attend de ses membres.

C’est contre cela que les professeurs se sont insurgés depuis l’an dernier, à peu près seuls jusqu’à ces derniers jours, mal relayés par des syndicats qui privilégient la revendication des moyens sur la lutte pour les fins de l’institution. Depuis janvier 1999, les professeurs du secondaire se sont donc organisés dans des “Collectifs pour la démission de Claude Allègre”, des coordinations locales, ils ont mené de nombreuses grèves. Leur action débouche aujourd’hui sur un mouvement d’ampleur. Ils sont “entrés en résistance”, déclarent-ils, “contre le pire ministre que l’Éducation nationale ait connu”. “On éduque en enseignant” clament-ils dans leurs manifestations. Ce devrait être un truisme, c’est devenu une protestation contre l’abandon des fins de l’école, au profit d’un improbable mélange d’hédonisme (chacun doit s’épanouir tout seul, sans subir l’autorité éducative), d’utilitarisme à courte vue (l’éducation est une entreprise de formation de la main d’oeuvre) et de modernisme incontinent (par exemple : l’enseignement par disciplines est dépassé, vive l’interdisciplinarité). En demandant la démission de M. Allègre, les professeurs défendent leur métier et leur statut, agressés avec un “despotisme haineux” par leur ministre, mais ils se battent aussi pour une institution précieuse et dont ils sont le pilier, l’École.

Ceux qui sont séduits par tel ou tel aspect des projets de M. Allègre devraient se demander ce que peut valoir une politique éducative qui requiert l’abaissement matériel et moral des professeurs. M. Allègre a compris que la réforme passait par cet abaissement et mis la vindicte nécessaire dans ses manières d’agir, mais là s’arrêtent ses mérites propres, car sa politique néfaste n’est même pas la sienne, elle ne fait que parachever la “réforme”. L’orientation de la réforme est-elle bonne ? Peu importe, la question ne sera pas posée, “réformer” est devenu un verbe intransitif. Voilà le vrai conservatisme, le “soviétisme” éducatif : l’entêtement dans la même voie, le refus d’en reconnaître l’échec. Du rapport Legrand (1981) au récent rapport Meirieu (1998), c’est la même démagogie destructrice qui est obstinément recyclée : il ne s’agit plus d’enseigner ; les élèves, le monde ont changé, le métier de professeur aussi. L’instruction publique serait une “fiction” injuste et inefficace, la vraie modernité démocratique consisterait à renoncer à cette fiction. Le bonheur est dans “l’adaptation”. Le renoncement, tel est le ressort des réformes, enrobé sous la démagogie de l’innovation “pédagogique” et de l’égalitarisme. Les professeurs savent bien, et tout le monde devrait savoir que cette stratégie est un échec, qu’elle a engendré un accroissement de l’inégalité sociale, attesté notamment par la diminution du nombre d’élèves de milieu modeste accédant aux filières d’excellence. Elle est deux fois injuste, parce qu’elle dévalue pour tous, riches et pauvres, la reconnaissance du mérite et parce ce que ce sont les pauvres qui en pâtissent le plus, ceux qui n’ont pas d’autre “capital” que celui-là.

Quand, il y a onze ans, MM. Jospin et Allègre ont supprimé le redoublement en première, qu’ont-ils fait sinon instaurer un lycée-Potemkine, qui rend la scolarité indépendante des résultats scolaires et de l’avis des professeurs, et tend à ramener le lycée à une fonction d’accueil.

Ainsi, il y a un mensonge organisé sur la question des filières. L’institution du collège unique et les efforts opiniâtres pour éradiquer les filières ont eu pour effet la reconstitution de filières de fait (principalement par la différenciation inévitable entre les “bons” et les “mauvais” établissements), d’autant plus injustes qu’elle sont clandestines (mais bien connues de certains) et qu’il est difficile de passer de l’une à l’autre, ce que pourrait permettre en revanche une véritable diversification en filières, y compris au sein d’un même établissement. Il est temps de cesser de jouer la vertu outragée dès qu’on évoque le principe de sélection. Le refouler ne supprime en rien la réalité de l’inégalité, mais escamote seulement le moyen d’examiner lucidement à quelles conditions la sélection et l’émulation scolaires et universitaires pourraient contribuer à l’égalité des chances.

Le millénarisme niais des “chartes pour le XXIème siècle” que Claude Allègre a octroyées à l’école primaire et au lycée est l’apothéose de cette logique où de faux professeurs (c’est pourquoi il faut décourager les vrais) feront semblant d’enseigner à de faux élèves qui feront semblant d’apprendre, les bonnes notes étant garanties à tous par des quotas ou des épreuves ad hoc. Prédiction exagérée ? Hélas non, réalité en marche : qu’on en juge, par exemple, par la nouvelle épreuve d’histoire au baccalauréat, introduite en 1999.

La décision de M. Allègre (partiellement rapportée depuis) abaissant la rémunération des professeurs pour financer des emplois-jeunes est un symbole : il s’agit de substituer des moniteurs aux professeurs, et de punir ces derniers de s’accrocher aux “vieilles lunes” du savoir et de la culture, en leur faisant supporter le poids d’une mesure de solidarité nationale qu’il eut été plus juste, à ce titre, de financer par l’impôt. Nous ne méconnaissons pas le problème que pose à nos sociétés le poids croissant de la dépense publique mais, si le gouvernement estime que le budget de l’éducation est trop élevé, qu’il le dise, et ne fasse pas semblant de faire un effort, quand il cherche à réduire les dépenses d’éducation. Attitude d’autant plus incohérente que les économies réalisées sur le dos de l’école élémentaire et secondaire viendront grossir la pression dépensière sur l’université, sommée d’accueillir de plus en plus de jeunes gens de moins en moins bien préparés à des études supérieures. Lorsqu’il déplore “l’empilement des savoirs”, M. Allègre agit en pompier pyromane. En minant la culture scolaire à coups d’histoire sans dates, de français sans lecture des oeuvres et de mathématiques sans démonstrations, M. Allègre et les conseillers inamovibles dont il est le porte-parole du moment ont ruiné la cohérence de l’enseignement. D’où l’impression légitime d’empilement. Ils ont donc beau jeu d’appeler maintenant à l’allégement des horaires et des programmes, comme si le nivellement par le bas avait jamais été une solution.

Mais, par un étrange aveuglement, l’injustice et l’inefficacité du système servent d’arguments pour pousser plus loin la même logique. De la sorte, on s’acharne à rendre inintelligible et impraticable l’idéal qui définit l’institution scolaire, alors que notre devoir civique et politique est de repenser et de reformuler cet idéal, de l’inscrire dans des conditions sociales et anthropologiques, certes nouvelles, mais ni plus ni moins défavorables à l’éducation que ne le furent celles du premier âge de la démocratie. Il s’agit de faire face à la tension inévitable de l’éducation en démocratie : prendre en compte l’aspiration à l’égalité et le goût de la liberté sans détruire le principe du mérite et l’autorité de l’institution. L’air du temps pousse à voir dans cet idéal une duperie, alors qu’il exprime une exigence. Les enseignants le savent, qui s’obstinent envers et contre tout à maintenir l’École dans sa mission première de transmission des connaissances et de formation de l’intelligence. Que les professeurs aient choisi enfin, rompant avec le découragement et la culpabilisation, d’affirmer et de défendre publiquement la valeur de leur mission fournit la chance de soulever le couvercle du dogmatisme de la “réforme” et de réorienter la politique scolaire. Gageons que leur mouvement réussira. Il mérite le soutien et l’engagement de tous : des journalistes et des écrivains qui veulent avoir encore des lecteurs demain, aux parents qui voudraient pour leurs enfants des têtes vraiment bien faites, aux universitaires et chercheurs soucieux de transmettre et de développer la culture humaniste.

Signataires :

Olivier BEAUD, professeur de droit public, Université de Paris II; Guy COQ, agrégé de philosophie; Pedro CORDOBA, maître de conférences d’espagnol, Université de Reims; Vincent DESCOMBES, directeur d’études, EHESS; Michel FICHANT, professeur de philosophie, Université de Paris-Sorbonne; Marcel GAUCHET, directeur d’études, EHESS; Claude HABIB, professeur de littérature, Université de Lille III; Reynold HUMPHRIES, professeur, Université de Lille III; Philippe PORTIER, professeur de science politique, Université de Rennes; Philippe RAYNAUD, professeur de science politique, Université de Paris II; Rémi PRUD’HOMME, professeur d’économie, Université de Paris XII; Paul THIBAUD, écrivain; Antoine THIVEL, professeur de grec ancien, Université de Nice; Joseph URBAS, maître de conférences en littérature américaine, Université de Paris X, Bernard WALLISER, professeur d’économie, École Nationale des Ponts et Chaussées.

Péril sur l'individu de raison?

La Libre Belgique, 30/01/2004

Eric de Bellefroid

La condition historique, Stock, 2003. Regard panoramique de M. Gauchet sur une oeuvre d'une ample portée.

A la charnière de la philosophie et de l'histoire, Marcel Gauchet est l'une des hautes figures intellectuelles de ce temps, si discrète soit-elle. L'auteur du «Désenchantement du monde» brasse dans le présent livre d'entretiens - avec François Azouvi et Sylvain Piron - les thèmes forts du cheminement de sa pensée. De la religion à la politique, en passant par le rôle cardinal de l'Etat, de la démocratie et de «l'histoire du sujet».

La discipline la plus éclairante pour lui fut l'ethnologie. Une «voie royale» pour sortir du modèle structuraliste dont il avait tôt pressenti qu'il ne tiendrait pas ses promesses. Marcel Gauchet, qui avait vingt ans en 1968, vécut de très près la «crise de conscience coloniale», près de dix ans après les grands mouvements d'indépendance.

S'il admet toute la grandeur d'un Lévi-Strauss, il n'en décrète pas moins que l'auteur des «Mythologiques» est passé «magistralement» à côté de ses propres découvertes. La connaissance des sociétés primitives, et subséquemment la critique de l'ethnocentrisme, apport intellectuel décisif de l'ethnologie, auront permis, d'après lui, de «sortir des schémas évolutionnistes et progressistes en fonction desquels la pensée de l'histoire s'est forgée, du XVIIIe à la fin du XIXe siècle.»

En ces mêmes années, l'on allait aussi doucement s'émanciper du marxisme. Ce n'était point une escale mineure pour le futur rédacteur en chef du «Débat», qui collaborait alors encore à la revue étudiante d'extrême gauche de l'université de Bruxelles, «Textures», fédérée autour du chef charismatique Max Loreau. Quelque mal qu'il pense des «nouveaux philosophes» antitotalitaires du milieu des années 70, les fils de Soljenitsyne et de «L'Archipel du goulag», Gauchet assiste sans déplaisir au spectacle d'une gauche se fissurant inéluctablement sous les secousses de ses délires, staliniens ou maoïsants.

VINT DIEU...

D'une jolie analogie, il serait vain à ses yeux d'opposer l'orientation vers le siècle à l'orientation vers le ciel. Peut-être vaut-il plutôt, selon la distinction de Merleau-Ponty, discerner entre le Visible et l'Invisible. Peu à peu en effet, l'ancien agnostique, réfractaire jusque-là à toute croyance, s'intéresse au sacré avec Mircea Eliade quand lui saute aux yeux «l'invention monothéiste».

L'apparition de l'Etat comme appareil de pouvoir dominant doit être comprise selon lui comme une révolution religieuse. Les dieux, qui ont succédé aux ancêtres des sociétés primitives, ont ouvert également la voie au Dieu d'Israël. Mais une société apparaît aussi, qui s'organise en dehors de toute dépendance religieuse; où le pouvoir, cessant d'être une instance sacrée tombant d'en haut, émane d'elle précisément.

La démocratie désormais se conjugue avec l'individu de raison. Cependant, le sujet de raison est-il jamais immortel, encore plus éternel? Marcel Gauchet soutient que « le véritable engagement politique aujourd'hui, c'est l'engagement pour la chose intellectuelle! Parce qu'il ne va plus de soi que nos sociétés soient capables de se penser».

Et il se demande, dans le même élan, ce qu'il reste des modestes contre-pouvoirs de la réflexion et du savoir, face à la pente du renoncement et de la démagogie généralisée.

Biographie de Claude Lefort

Avec Pierre Clastres, Claude Lefort occupe une place centrale dans la formation intellectuelle du jeune Marcel Gauchet. Il fut son professeur à l'université de Caen et l’éveilla à l’étude du politique dans les années 1960 avant d’être collaborateurs des revues Textures et Libre dans les années 1970. Voici la biographie de Claude Lefort.

La vie même de Claude Lefort permet d’éclairer en grande partie son oeuvre: philosophe engagé, Lefort est l’un des principaux artisans d’une renaissance de la philosophie politique en France, et notamment l’un des premiers à promouvoir une critique résolue et argumentée du totalitarisme.

Cette situation lui vaut d’être un marginal dans l’institution philosophique, mais de jouer un rôle de premier plan auprès d’un petit nombre de fidèles.

Né en 1924, Lefort est élève de Merleau-Ponty au lycée Carnot pendant l’Occupation. Cette rencontre, qui deviendra une amitié, l’oriente vers la philosophie. Il passe l’agrégation en 1949. Parallèlement, Lefort est un militant politique : trotskiste depuis 1943, il s’éloigne de ce courant pour fonder avec Castoriadis le groupe Socialisme ou barbarie en 1948. Ce sera là un des laboratoires de la pensée politique, examinant sans complaisance la réalité des pays de l’Est, le phénomène bureaucratique, mais aussi les évolutions de la société contemporaine, pour finalement mettre en cause les formes d’organisation en vigueur tant dans les partis de gauche que dans les groupes contestataires. C’est d’ailleurs sur ce point que Lefort rompt en 1958 avec Socialisme ou barbarie, contestant la logique dans laquelle le groupe lui paraît se situer : celle de la reconstruction d’une organisation politique, d’un parti révolutionnaire. Entre-temps, il aura été au cœur de plusieurs polémiques publiques, qui définissent assez bien la voie étroite qu’il emprunte pour situer l’action politique.

La première vise Lévi-Strauss, à travers la préface qu’il avait donnée au recueil de Mauss (Sociologie et anthropologie, 1950). Lefort lui reproche de réifier l’action humaine dans des structures dont les individus ne seraient que les agents. En sens inverse, il s’en prend ensuite à Sartre, dont l’article « Les communistes et la paix » (1952) lui paraît passer à l’extrême la capacité de l’individu à donner sens à n’importe quelle situation, en particulier autoriser Sartre à décréter le Parti communiste identique à la classe ouvrière. Il voit dans ce subjectivisme une conception fétichiste du parti et du prolétariat. Après cette polémique, Lefort quitte Les Temps modernes, suivi de près par Merleau-Ponty. En 1958, il crée Informations et liaisons ouvrières, devenu en 1960 Informations et correspondances ouvrières.

À l’instigation d’Edgar Morin, il collabore alors à Arguments, sans s’intégrer à ce groupe.

À partir de 1960, infléchissant sa critique de la bureaucratie dans le sens d’une critique du totalitarisme, il suit le séminaire de Raymond Aron jusqu’en 1967. En 1968, Lefort, Castoriadis et Morin accueillent avec faveur les événements de Mai, et proposent une des analyses « à chaud » qui ont le mieux résisté à l’épreuve du temps (La Brèche). Lefort retrouve la confirmation de l’hypothèse centrale de son travail sur Machiavel, auquel il a consacré en 1972 un important ouvrage (Machiavel, le travail de l’oeuvre), sur la pensée de la division du social et de l’institution du politique. Cette double inflexion de sa réflexion n’a cessé depuis de s’approfondir, qu’elle s’exerce sur des événements politiques (l’Union de la gauche, la crise polonaise, la fin du communisme à l’Est ou l’affaire Rushdie dont il est président du comité de défense, au début des années quatre-vingt-dix) ou sur des auteurs qu’il commente avec attention : La Boétie, Quinet, Tocqueville, mais aussi Hannah Arendt et Leo Strauss.

Homme de revues, Lefort ne cesse d’en fonder de nouvelles ou d’encourager ses élèves (dont Marcel Gauchet) à en créer, depuis Textures au début des années soixante-dix, jusqu’à Passé-Présent dans les années quatre-vingt, en passant par Libre en 1977. Ces revues ont en commun de s’inscrire dans une interprétation de Marx qui s’est progressivement dégagée de la problématique marxiste. Lefort et ses collaborateurs se sont employés à interroger l’œuvre de Marx au contact de l’ethnologie et de l’histoire. Mais son audience lui viendra aussi de la reconnaissance tardive de la nouveauté de son combat antitotalitaire, à partir du milieu des années soixante-dix, de son étude de l’idéologie dans les sociétés modernes et de son approfondissement d’une conception moderne de la démocratie qui, loin de se réduire à une forme politique ou juridique, apparaît comme une « forme de société » inédite.

Il recevra alors le renfort de revues comme Esprit et pourra, à travers son enseignement à l’École des hautes études en sciences sociales, toucher un public un peu moins confidentiel que celui qu’il avait en tant que professeur de sociologie à Caen. Son oeuvre, fondatrice du renouveau de la philosophie politique en France, apparaît bel et bien aujourd’hui comme un témoignage particulièrement rare de précocité et de lucidité.

Gauchet, la potion démocratique

Eric Roussel

Le Figaro littéraire, 04/12/2003

Compte rendu de La condition historique, de Marcel Gauchet. Entretiens avec François Azouvi et Sylvain Piron, Stock, 2003.

Si notre époque n’a plus guère de maître à penser, les intellectuels médiatiques pullulent. Marcel Gauchet est la vivante antithèse de ce genre de personnages, plus familiers des émissions de variétés que du Collège de France. De cet homme discret, directeur d’études en sciences sociales et rédacteur en chef de la revue Le Débat, on sait peu de chose sinon que son œuvre singulière est l’une des plus importantes et des plus roboratives de ce temps.

Solitaire, marqué par Claude Lefort, proche de François Furet et de Pierre Nora, indifférent aux modes, il s’est identifié à une thèse, magistralement soutenue dans La démocratie contre elle-même : après la victoire du libéralisme sur le totalitarisme marxiste, nos sociétés sont malades.

Un peu partout les systèmes politiques se dérèglent, les gouvernés n’ont plus le sentiment d’être représentés, la loi du marché s’impose dans tous les secteurs de l’activité humaine – y compris le domaine de la culture, autrefois sacralisé-, l’individualisme et la montée des communautarismes concourent à réduire le jeu politique à un théâtre d’ombres. Comme tous ceux qui appuient à l’endroit douloureux, Marcel Gauchet a été accusé d’être un pessimiste impénitent. A tort, comme l’atteste ce passionnant livre d’entretiens où, tout en revenant sur son itinéraire et son projet, il fait montre d’un optimisme raisonné.

A Emmanuel Berl, jeune, on demandait comme à tous les enfants : « Que veux-tu faire plus tard ? » La réponse immédiatement fusait, laissant l’interlocuteur stupéfié : « devenir un grand esprit ». Irrésistiblement, on pense à cette anecdote en suivant au long de son cheminement ce cerveau encyclopédique.

De l’enfance dans un milieu modeste, en Basse-Normandie, au lendemain de la guerre, on ne saura que l’essentiel ; l’empreinte d’un père passionnément gaulliste. Malgré tout, c’est à l’extrême gauche que s’engage Marcel Gauchet.

Après un passage à l’école normale d’instituteurs, des études de philosophie complétées par « une formation un peu systématique en sciences de l ‘homme », il rejoint les marges « spontanéistes » du gauchisme. Il est vrai que, très tôt, son anticonformisme se révèle. Non seulement il lit Raymond Aron, mais il juge intéressant son livre sur mai 1968, si sévère pour la révolte étudiante !

Il va même jusqu’à se proclamer ferme soutien de l’Alliance atlantique. Assez vite, ces contradictions lui apparaissent de manière si aveuglante qu’il quitte sa d’origine pour rejoindre la social-démocratie en laquelle il persiste à croire malgré ses difficultés à gérer la fin de l’Etat providence.

Mais, au-delà de ce parcours commun à toute une génération, l’intérêt de cet ouvrage tient à l’analyse, très acérée qui sous-tend une démarche scientifique rigoureuse. A rebours de tant d’observateurs contemporains, Marcel Gauchet est convaincu qu’un examen valide des difficultés affectant les sociétés industrielles doit être nécessairement fondé sur une prise en compte du temps long et sur des données fournies par d’autres sciences humaines que l’Histoire. Là encore, il s’affirme réfractaire à l’esprit du temps. Alors que la pluridisciplinarité, réclamée à cor et à cri en mai 1968, est aujourd’hui lettre morte, il appelle pour sa part à la rescousse la psychanalyse, l’ethnologie, voire la médecine. C’est donc en philosophe de l’Histoire, en héritier proclamé des Lumières, qu’il porte un regard sur notre époque et le processus dont il est issue.

Les années que nous vivons sont-elles si singulières ? Si elles sont caractérisées par deux phénomènes en effet capitaux, le repliement du religieux dans la sphère privée et l’écroulement des totalitarismes, elles restent aux yeux de Marcel Gauchet soumises à la « condition historique », c’est-à-dire « en transit entre des dimensions impossibles à tenir ». Rien de plus étranger à sa pensée que l’idée d’un progrès linéaire. S’il croit en un monde meilleur, il est non moins persuadé que chaque étape en direction de ce but suscite de nouveaux problèmes. A la fin du XVIIIe siècle, pendant la Révolution française, on a vu ainsi rapidement que le principe de la souveraineté populaire pouvait déboucher sur la tyrannie.

De nos jours, on s’aperçoit que le libéralisme non seulement ne va pas nécessairement de pair avec la démocratie, mais libère des forces, hier contenues, potentiellement dangereuses pour l’équilibre de nos systèmes politiques : « La démocratie est liée au capitalisme mais n’en sort pas… »

Si l’auteur, en dépit de tout, garde l’espoir, c’est qu’il est sûr que la démocratie, dans son principe, n’est pas en cause et que nous sommes plutôt confrontés à une crise « de ses modalités d’exercice ». Pour Marcel Gauchet, l’une des voies du renouveau peut être une construction européenne revue et corrigée, centrée sur l’essentiel, c’est-à-dire la construction d’un pôle géopolitique susceptible de dialoguer avec une Amérique, à la fois enivrée de sa puissance et riche de potentialités.

Loin d’être hostile à l’union du Vieux Continent, il y voit une chance unique de renouveau pour les nations. Autrefois l’Etat national, nanti de tous les attributs de la puissance, constituait, au moins virtuellement, un facteur de risque pour la paix et la mise en œuvre d’un monde plus équilibré.

A présent, le problème se pose de manière fort différente. L’exercice de la souveraineté étant partagé, les nations européennes peuvent affirmer sans dommage leur personnalité, notamment sur le plan culturel. « Elles ne portent pas que la rivalité et l’affrontement ; elles recèlent aussi la possibilité d’un universalisme non impérial, fondé sur le décentrement et le sens de la diversité des incarnations de l’universel…Si l’esprit de la démocratie doit se réveiller et se relancer sur ce continent où il est né, il a son théâtre tout trouvé

"l'enfant du désir" au programme d'une université belge

Comme tout bloggeur, je suis curieux. J'aime bien voir d'où viennent les gens qui arrivent à mon blog.

Depuis la semaine dernière, en consultant mon compte chez Direct-Stats, je découvre que beaucoup de lecteurs viennent de Belgique à partir de la page «"l'enfant du désir" + gauchet » ou « gauchet l'enfant du désir et la redéfinition des ages de la vie » de google.

Ah, tiens. Je me demandais ce qui pouvait expliquer cette soudaine effervescence autour cet article de Gauchet. Puis j’ai eu la réponse via ma boîte aux lettres électronique.

En effet, voilà un mail reçu récemment de la part d’un étudiante belge que je publie avec son aimable autorisation (31 mai) :

« Bonjour, je suis étudiante à l’université et j ai un cours (développement de la pensée critique) où nous parlons exclusivement de M. Gauchet. J'ai deux textes que je dois connaître et savoir expliquer cependant j'ai beaucoup de mal à les comprendre, étant donné que je n'ai pas l'intelligence de M.Gauchet. Mon examen a lieu mardi le 6 juin.

Les textes dont je parle sont

1) L enfant du désir,

2) La redéfinition des âges de la vie.

Pouvez-vous m indiquer une solution pour qu'enfin, j’arrive à les comprendre?

J'ai fait des recherches sur internet mais M.Gauchet a tellement d'ouvrages et d'articles que c'est comme si je cherchais une aiguille dans une botte de foin.

MERCI de vouloir me contacter.

Bien à vous, Mlle. Costa »

C’était donc cela. Marcel Gauchet est au programme de la première année universitaire d’une université belge.

Et voici la réponse que je lui ai écrite :

« Bonjour, Mlle Costa,

je suis tout à fait disposé à vous donner un coup de main dans la limite de mes possibilités. Il m'est un peu difficile de répondre à votre question qui me semble assez général. J'ai besoin de savoir en quelle année universitaire vous étudiez mais surtout dans quelle discipline vous êtes amenée à lire Marcel Gauchet. Surtout, si vous me dites que vous avez un examen le 6 juin, c'est assez court. Je peux esquissé une petite réponse en attendant vos précisions. Les travaux de Gauchet touchent à des domaines et des problématiques très diverses. Néanmoins, dans votre cas, il faut bien distinguer deux types de livres et articles.

D'un côté, ceux inaugurés avec son oeuvre majeure, à savoir Le désenchantement du monde (1985). il définit la modernité comme le monde de la "sortie de la religion", le passage pour les communauté humaine de l'hétéronomie à l'autonomie. L'hypothèse de travail de Gauchet est : quels sont toutes les conséquences de ce phénomène qui se traduit depuis le début du dix-neuvième siècle jusqu'à aujourd'hui par une "recomposition de l’univers humain-social non seulement en dehors de la religion, mais à partir et au rebours de sa logique religieuse d’origine”. C'est ce qu'il fait dans ses livres suivants tels que La révolution des droits de l'homme, la révolution des pouvoirs, La religion dans la démocratie,,,,, il en tire les conséquences pour la démocratie. Toute l'analyse à ce sujet consiste a remarqué que la "sortie de la religion" ne se fait pas en un jour. Elle se fait par étapes. Les différentes crises qu'à connue la démocratie sont autant d'étapes différentes de ce processus. la crise actuelle que nous vivons depuis le milieu des années 1970 en est une. C'est aux moyens de sortir de cette crise que réfléchit Marcel Gauchet.

C'est ici qu'intervient les deux textes dont vous me parler. L'un des aspects de cette crise de la démocratie est la crise de l'éducation.

Parallèlement, en effet, Marcel Gauchet travaille à définir une "philosophie politique de l'éducation". il veux repenser les problèmes d'éducation du point de vue de la philosophie politique. il est convaincu que les problèmes que rencontrent l'éducation nationale sont liées profondément à la nouvel étape de la "sortie de la religion" qui vit la démocratie.

L'article intitulé « La redéfinition des âges de la vie » croise deux interrogations. La première porte sur l’éducation et sur les difficultés que rencontrerait l’entreprise éducative dans la société actuelle. La deuxième porte sur les changements psychologiques de l’individu contemporain liés à une nouvelle temporalité de la vie. Dans cet article, Gauchet s'attelle donc à la difficulté de penser le lien entre les temps de la vie et l’éducation, son idée étant que les difficultés que nous rencontrons en matière d’éducation au sens large, tiennent à un changement que nous n’aurions pas encore véritablement mesuré sur les âges de la vie.

Pour Gauchet, dès qu’on réfléchit sur les problèmes de l’éducation aujourd’hui, on est vite amené à soupçonner qu’au-delà des motifs invoqués légitimement, se tiennent des raisons plus profondes. Et l’une des plus profondes est que tout simplement les sujets de l’éducation- les enfants, les adolescents, les jeunes- ont changé. .Nous ne nous adressons plus aux même personnes. En quoi?

La réponse sociologique arrive tout de suite (Bourdieu, François Dubet, ect..). Mais selon Gauchet, elle n'est pas pertinente.

Quelle est la source de ces changements ? Gauchet ne prétend pas apporter une réponse unique mais il croit que l’une des plus importantes tient en effet à ce mouvement tectonique de déplacement des âges de la vie qui est venu avec cet énorme phénomène contemporain qu’est l’allongement de la vie. Quand la vie gagne une génération, en quelques générations, et bien ce ne sont pas simplement les âges ultimes de l’existence qui sont bougés mais la totalité des âges. Comment ? Par un effet de raccroc et par la manière dont les parents anticipent ce que sera le futur de leurs enfant, dont la société dans son ensemble, chez ses différents acteurs, se représente la manière dont on va entrer dans la vie. Et puis aussi, pour finir,, la façon dont chacun des individus qui vient au monde et qui a à entrer dans la vie pense ce que sera son avenir et par conséquent, dans le monde où nous sommes, pense l’éducation qu’il reçoit, qu’il attends, qu’il espère. Voilà comment l'allongement de la vie bouleverse l'éducation.

C’est une réflexion tout à fait originale parce qu’habituellement, quand on réfléchit à l’allongement des âges de la vie, on se focalise sur la vieillesse. Gauchet, avec originalité, braquez son objectif du côté de la formation des enfants. L’effet principal de l’allongement de la vie a été de bouleverser l’idée de l’entrée dans la vie, de la phase initiale de l’existence. C'est cela ce qu'il appelle "redéfinition des âges de la vie".

On peut montrer d’ailleurs facilement que les grandes transformations de l’éducation depuis deux siècles accompagnent, dans une grande mesure, ce mouvement de recomposition des âges de la vie en fonction de son allongement.

Voilà, je vous écrirais plus longuement en fonction de vos questions et réponses.

Si vous pouvez consulter les textes suivants:

- Marcel Gauchet, Marie-Claude Blais et Dominique Ottavi, Pour une philosophie politique de l’éducation, Bayard, 2002.

- Dans l'autobiographie de Gauchet, La condition historique (stock, 2003) regardez le chapitre qui traite de l'éducation.

- son premier article sur l'éducation, « L'École à l'école d'elle-même. Contraintes et contradictions de l'individualisme démocratique», Le Débat, n°37, novembre 1985, pp.55-86 ( repris dans son livre La démocratie contre elle-même).

J'espère que j'ai été le plus clair possible.

J'attends votre réponse. »

Rendez-vous demain.

Apprendre, c’est entrer dans ce qui vous précède

Compte rendu de l’intervention de Marcel Gauchet au Congrès de l’enseignement catholique belge" En avant l'école".

Louvain-la-Neuve, 11 octobre 2002

Deux questions ont particulièrement retenu l’attention de Marcel Gauchet : Comment penser une école à la fois juste et efficace ? Comment un enseignement catholique peut-il assumer sa mission de service public pluraliste ? Compte rendu.

La réussite pour tous ! C’est-à-dire tirer le meilleur de tous les élèves... et assurer une égalité de traitement: plus facile à dire qu’à faire. En réalité, la tension est forte entre ces deux objectifs. Pourtant, jamais la demande d’enseignement n’a été aussi forte. La réussite scolaire est, du côté des parents, une véritable obsession .Comment en est-on arrivés là ?

Deux objectifs en chiens de faïence

“Socialement parlant, on est de moins en moins l’enfant de ses parents, affirme M. Gauchet. La transmission familiale des fonctions et statuts se raréfie.” Fini en effet, le temps où l’on était fermier ou commerçant de père en fils. Il faut désormais acquérir un bagage scolaire. Mais d’autre part, si l’on met au centre l’individu, il apparaît désormais injustifiable que certains enfants soient marginalisés, abandonnés à leur sort. D’où la requête simultanée d’équité... et d’efficacité.

Pour répondre à cette double requête, l’hétérogénéité de publics est présentée comme une solution désirable parmi d’autres. Cependant, souligne M Gauchet, équité et efficacité sont difficiles à concilier. Parfois même, le premier objectif finit par se retourner contre le second... Il s’agit donc de réfléchir un ajustement délicat.

L’Église pour mémoire

Autre tension que doit résoudre l’école catholique: celle entre son identité et la pluralité des convictions qu’elle accueille. “La tolérance, ce n’est pas se résigner à l’existence de l’autre, précise M. Gauchet. C’est penser avec et en fonction de lui, au-delà de sa différence, saisir du dedans le sens de son expérience.” Aucune dilution de sa propre identité, donc, mais au contraire un dialogue pluraliste actif, “véritable avancée dans l’expérience démocratique, même si elle est déstabilisante et source d’interrogation pour certains.” En ce sens, le philosophe voit dans la sécularisation présente une chance pour l’avenir de la religion et de l’Église : “Elle est la plus vaste institution de mémoire de l’Europe”, insiste-t-il, soulignant combien l’histoire et la culture européennes sont incompréhensibles si on en ignore les racines chrétiennes.

Humain par culture

Autre élément pour une alliance virtuelle entre croyants et laïques: la requête d’humanisme chez les uns et les autres. Pour M. Gauchet, l’humanisme, c’est cette conviction que l’être humain est appelé à quitter sa condition “naturelle” pour entrer dans une culture. L’éducation n’a alors de sens que si elle ouvre à un travail sur soi en vue d’une dignité plus haute. À l’encontre d’un développement personnel clos sur lui-même, d’une recherche de pure authenticité qui mène à des impasses, un enseignement vraiment humaniste invite l’enfant à entrer dans un monde déjà là, à y trouver sa place et par là, à conquérir sa propre liberté. Croyants et laïques gagnent à converger vers cet horizon. Désormais, affirme M. Gauchet, une foi qui récuse l’agnosticisme ou un athéisme qui récuse la foi sont aussi obtus l’un que l’autre.

Un immense chantier

La Croix, 10-12-2004

Le philosophe Marcel Gauchet a accédé à la notoriété il y a près de vingt ans, en publiant Le Désenchantement du monde (Gallimard, 1985) : l’un de ces ouvrages qui d’emblée font autorité, parce qu’ils condensent l’état d’une question en même temps qu’ils en réorientent la perspective de manière décisive. En l’occurrence : le rapport de notre monde à la religion, et notamment au christianisme décrit comme « religion de la sortie de la religion ». Directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales et rédacteur en chef de la revue Le Débat, Marcel Gauchet avait poursuivi sa réflexion avec La Religion dans la démocratie (Gallimard, 1998). Il vient de publier Un monde désenchanté ?, qui réunit divers textes (Éd. de l’Atelier, 253 p.), et Le Religieux après la religion, qui reprend ses entretiens avec Luc Ferry à la Sorbonne en 1999 (Grasset, 144 p.).

Pour Marcel Gauchet, les chrétiens ont à nouveau un rôle structurant à tenir dans la société.

Vous avez défini le christianisme comme « religion de la sortie de la religion », formule parfois mal compris. Que vouliez-vous dire ?

Marcel Gauchet : Il y a un premier sens de la religion, descriptif, comme corpus de croyances et d’institutions. Mais il existe aussi du « religieux » distinct du dogme et d’un magistère. Cette distinction est le produit d’une histoire récente. Quand je parle de « sortie de la religion», il ne s’agit pas d’une religion particulière, mais de ce qu’elle a été fondamentalement pour l’humanité depuis les origines jusqu’au XVIIIe siècle : la plus haute compréhension de l’univers humain, et une organisation de celui-ci selon cette vision. La « sortie » d’un tel état ne signifie donc pas la disparition des religions, mais leur réduction à des croyances et institutions particulières, à l’intérieur d’un ensemble social où elles n’ont plus un rôle englobant. Le christianisme, par sa définition des rapports entre l’homme et Dieu (notamment l’Incarnation), a suscité ce monde où la place de la religion ne peut plus du tout être la même.

Comment percevez-vous la présence actuelle des chrétiens dans la société ?

M.G. : Du côté des catholiques, quelque chose de fondamental a changé depuis une trentaine d’années. Ils ont effectué une réévaluation du monde moderne, où ils sont à la fois plus minoritaires et plus à l’aise : ils se sont réconciliés avec ce monde, ayant découvert qu’il n’était pas l’abomination de la désolation comme on le leur avait appris depuis la Révolution. Ce changement est capital : il va au-delà de Vatican II (qui voyait encore le monde comme intrinsèquement en perdition).

Les chrétiens sont loin d’en avoir tiré toutes les conséquences. Et cette perception nouvelle est très inégalement partagée : largement répandue à la base, cette clarification reste loin d’être acquise à mesure qu’on monte dans la hiérarchie. Paradoxalement, la base de l’Église est intellectuellement, pour ne pas dire « théologiquement », en avance sur le sommet !

Quels sont les indices d’un tel écart ?

M.G. : Cela se vérifie particulièrement dans deux domaines. La politique, où le positionnement des catholiques ne se déduit plus a priori du catéchisme. Et la morale individuelle, où les valeurs de liberté et de sincérité personnelles sont devenues la règle fondamentale, rendant la « morale naturelle » obsolète aux yeux des fidèles. En fait, c’est avec la notion même de liberté, au cœur de la modernité, que les catholiques se sont réconciliés : de là les écarts observés.

En sens inverse, comment analysez-vous le regard actuel de la société française sur les chrétiens ?

M.G. : Il existe un antichristianisme résiduel, un « laïcardisme » agressif, très localisé dans des zones précises notamment le gauchisme , qui fait que les chrétiens restent, à beaucoup d’égards, la seule minorité opprimée dans notre société ! Mais de façon globale, la perception est tout autre : selon un sondage récent, pour 58 % des Français les catholiques contribuent positivement à la laïcité ! On voit que le vieil antagonisme entre les chrétiens et la modernité n’a plus aucun fondement : le monde catholique est une composante de cette société dans laquelle tout le monde se reconnaît. Cela change le statut de la laïcité, qui ne peut plus consister à s’inquiéter d’une emprise de l’Église, mais à vivre ensemble dans la sérénité, en reconnaissant la valeur de ce que l’Église apporte à la société, ainsi dans les domaines de l’éducation et de la solidarité : ces apports font actuellement l’objet d’une réévaluation positive considérable, y compris dans les milieux les plus laïques !

Observez-vous, sur ce fond de tableau, des stratégies catholiques de repositionnement sur la scène française ?

M.G. : Parler de « stratégies » suppose qu’il y ait des analyses fouillées de la situation et une volonté d’exploiter avec méthode les possibilités ouvertes par cette situation. On en est loin !

Mais il y a des embryons : l’opération « Paris Toussaint 2004 », par exemple, marque un changement de cap dans la prise de conscience, par la hiérarchie catholique, de la nécessité de réviser complètement la présence des chrétiens dans l’espace social, en fonction des évolutions récentes.

Cela tient en deux mots, exprimant une rupture par rapport aux modèles existants : la visibilité il faut aller vers les gens, ceux-ci ayant cessé de venir d’eux-mêmes à l’Église et l’évangélisation, non plus en termes de reconquête (France, pays de mission ?) mais de présence et de dialogue auprès des non-catholiques, perçus, non plus comme des âmes en mal de salut, mais à qui la foi peut être proposée. On a des choses à dire aux hommes de ce temps, même s’ils ne sont pas disposés à se convertir !

Ce nouveau positionnement implique un changement de langage…

M.G. : Absolument ! Si l’on cherche à attirer, on ne peut pas imposer une identité, en tout cas pas agressive et fermée. La nouvelle posture serait de dire aux contemporains non chrétiens : nous sommes comme ceci, vous êtes comme cela, cherchons à dialoguer. Cela suppose une certaine fermeté sur ce que l’on pense et croit, que l’on veut partager avec les autres, mais sans considérer ces derniers comme des gens avec qui on n’aurait rien à se dire. Cela ne fait pas encore une stratégie : dans une telle période de tournant, on a rarement de grands stratèges qui dominent la situation et savent d’emblée dans quelle direction il faut aller.

Que peut signifier alors le projet d’« évangéliser » ?

M.G. : Cela devient équivoque. Il reprend, d’une part, le vieux langage des catholiques du XIXe siècle qui voient des pans entiers de la société leur échapper. Mais un cardinal Lustiger, en employant aujourd’hui le même mot, ne parle pas comme cela : voyant que la situation est nouvelle, il faut trouver des positionnements nouveaux ; du coup, on va chercher des mots anciens pour leur faire dire autre chose, en fonction de cette visibilité nouvelle des chrétiens dans la société.

Les « livres de vie » installés dans les églises de Paris ont recueilli de très nombreux souhaits et prières du tout-venant pour leurs proches, défunts ou vivants (lire La Croix des 13-14 novembre) : n’est-ce pas la reconnaissance d’un service que l’Église peut rendre à la société ?

M.G. : Cela me paraît très vrai, en particulier pour les rites mortuaires. Il existe une demande sociale importante, qui n’est pas satisfaite par des cérémonies sinistres au cimetière : même les personnes qui n’ont jamais été à la messe souhaitent une cérémonie à l’église, car on y propose une liturgie digne, voire élaborée spécialement, le cas échéant, pour des non-croyants. Il y a là un service rendu aux gens, et donc un dialogue possible avec eux, y compris ceux qui n’ont pas d’identité religieuse marquée mais qui se reconnaissent d’une certaine façon dans la religion, puisqu’ils lui demandent quelque chose. Je suis frappé par la grande humanité de beaucoup de prêtres qui doivent s’adapter à ces sollicitations : ces offices où personne n’est capable de réciter le Notre Père mais auxquels tous tiennent très fort, me paraissent typiques de l’évolution dont nous parlons. Ce n’est pas triste pour l’Église, même si c’est délicat à manœuvrer… Mais je trouve qu’ils s’en tirent très bien !

L’Église de France vous semble-t-elle avoir saisi que « la religion » n’est plus de mise, mais qu’il existe de fortes demandes en matière de « religieux » ?

M.G. : Cela a été compris, dans les profondeurs, sinon de manière théorisée. Et les responsables ecclésiastique ont mesuré que ce n’était pas forcément la catastrophe totale qu’on aurait pu craindre ! Ils ont compris que ce monde «sorti de la religion » (au prix d’un combat !) n’est pas un monde hostile à la religion : il reconnaît les religions constituées comme une de ses composantes, et manifeste même on le voit lors des enterrements que nous venons d’évoquer une disponibilité à leur égard. C’est l’ambiguïté de la religion dans un monde sorti de la religion…Nous sommes ainsi dans un moment de décantation et de germination, loin d’être accompli, où de vieilles peurs resurgissent pour interférer avec une prise en compte réaliste de la nouveauté.

Cette nouveauté peut-elle aller jusqu’à redonner au christianisme une position structurante pour l’ensemble de la société ?

M.G. : Il faut exclure toute renaissance d’une « civilisation paroissiale » ! Mais quelque chose est possible, en trois domaines au moins, dont chacun appelle l’Église à reconsidérer en profondeur son identité et son rôle. D’abord, la question de l’identité, précisément, qui a été reposée par le débat sur le préambule de la Constitution européenne : le christianisme est porteur de la part la plus fondamentale de l’identité historique de l’Europe (sans en être le détenteur exclusif), et il faut le solliciter davantage pour savoir qui nous sommes !

Ensuite, le retour des religions dans la sphère publique : dans une politique individualisée (les spécialistes parlent d’une « démocratie procédurale », où nul contenu ne s’impose plus à tout le monde), la sphère publique devient neutre, mais ne sait plus à quelles fins elle est vouée ; un Sarkozy est peut-être le premier à avoir compris qu’un responsable politique doit prendre en compte ce besoin de finalités (…mais Mitterrand, sur la fin, avait déjà perçu cela, au-delà de ses angoisses personnelles).

Enfin, il y a le domaine du quotidien des gens. Dans la conduite de leur vie, une part de l’existence relève pour tous croyants ou non d’une compréhension métaphysique. Cet univers de spiritualité explose aujourd’hui de manière anarchique. Cette sensibilité spontanée de la masse de nos contemporains ne se rallie guère aux religions établies, mais bricole avec des croyances et des sagesses de tous bords : ça les intéresse ! C’est frustrant pour les institutions, surtout le christianisme, qui, n’ayant pas à proposer une règle indiquant rigoureusement aux fidèles ce qu’il faut faire en toute circonstance, se trouve en état d’infériorité face à d’autres traditions (judaïsme, islam, bouddhisme) comportant une discipline stricte d’existence : le christianisme est une religion de la foi, non pas de la loi. Cela peut le handicaper face à des contemporains pour qui la liberté est un fardeau trop lourd à porter, et qui sont tellement perdus qu’il leur faut une règle de vie. Cela ouvre, en même temps, un chantier immense au christianisme dans le champ de la morale, pour prendre en compte ces besoins.

Propos recueillis par Michel Kubler