Le politique permet à la société de tenir ensemble

Philosophie magazine, 02/2007
Marcel Gauchet écrit la généalogie de notre condition moderne, de l'histoire politique des religions à la naissance de la psychiatrie, en passant par les nouveaux visages de l'enfance et de l'éducation. À l'écart des circuits balisés, il s'est imposé comme un témoin et un analyste privilégié de la vie politique.
Restée longtemps plus discrète que celle des philosophes médiatiques, la voix de Marcel Gauchet se fait davantage entendre depuis une dizaine d'années et le grand public en redemande. On ne compte plus les conférences, les débats, où le philosophe répond à la demande qui lui est faite d'éclairer le temps présent. Comme s'il avait décidé de livrer les résultats de ses recherches, avec cette politique qu'il défend depuis trente ans dans la revue Le Débat avec Pierre Nora : ne pas penser à la place du citoyen, mais lui donner les moyens de former son jugement de manière avertie. Né en 1946 dans la Manche, d'un père cantonnier et d'une mère couturière, formé à l'École normale d'instituteurs, cet autodidacte a repris ses études au moment de Mai 68, s'initiant à la pensée politique sous le patronage de Claude Lefort. À partir de là, la volonté d'embrasser la totalité de son temps et les rencontres intellectuelles, avec la psychiatre Gladys Swain, sa compagne, Pierre Clastres, François Furet, Pierre Manent et bien d'autres, dessineront un parcours atypique mais encyclopédique.
Philosophie magazine : La polarisation de la politique sur l'élection présidentielle est-elle le signe de ce que vous appelez la centralité du politique ou, au contraire, un dévoiement de la politique par le système médiatique ?
Marcel Gauchet : Il faut faire la part des deux. Il y a le rituel social destiné à rompre la routine et à créer de l'animation dans la vie collective. En même temps, on ne peut réduire l'événement à une simple comédie sociale et médiatique. Il suscite une très forte attente. Les Français, c'est leur originalité, n'arrivent pas à se résigner à la grande vague libérale actuelle. Après une première partie du XXe siècle qui s'est déroulée sous le signe de la croyance dans le salut des sociétés par le politique, nous vivons un renversement de tendance où il s'agit de se délivrer du politique au profit de la société et des individus privés. Or, de par leur histoire, les Français ont une croyance dans la capacité de la politique qui résiste à cette orientation libérale. Ils continuent de croire à la souveraineté collective. L'idée démocratique de l'autogouvernement peut être interprétée dans deux sens diamétralement opposés. À l'anglo-saxonne, comme la liberté de la société civile de s'autogérer. À la française, en fonction de l'existence d'un appareil politique au travers duquel se met en forme la capacité de choix collectif. La campagne présidentielle en témoigne : nous restons attachés à cette conception, pour le meilleur et pour le pire. Cette croyance française dans la politique est-elle légitime ou illusoire ? La foi dans la toute-puissance était illusoire. Mais la vague libérale actuelle est sous l'emprise de l'illusion inverse, celle de l'impuissance ou de l'inexistence du politique. Une société intégralement autorégulée, cela ne peut pas marcher, cela entraîne une dépossession insupportable pour les individus. Les sociétés libérales sont en train de scier la branche sur laquelle elles sont assises en croyant qu'elles peuvent se passer du politique, alors que le politique est ce qui leur permet de fonctionner. Vous insistez sur la différence entre la politique et le politique. En quoi consiste-t-elle ? La politique est une chose récente. Elle désigne les activités qui tournent autour du pouvoir par représentation qui est le pouvoir légitime dans nos sociétés : le pouvoir vient de l'élection par les citoyens. Cela suppose toute une série de conditions (de la liberté de la presse à l'existence de partis et à la discussion publique). Les sociétés libérales voudraient tout ramener à la politique. Dans ce schéma, les libertés individuelles produisent un pouvoir qui les représente tout en étant lui-même limité par ces libertés premières. Ce sont les libertés individuelles qui font l'essentiel. Le rôle du pouvoir se réduit à maintenir les conditions de possibilité d'une société de marché, d'une société qui naît de la composition des libertés des acteurs. Le politique, c'est tout autre chose. C'est ce qui permet à la société de tenir ensemble. Il existe depuis toujours. La fonction du politique est de produire l'existence des sociétés humaines, car, à la différence des sociétés animales, elles n'ont pas d'existence naturelle. Les termites ou les castors ne délibèrent pas, que je sache, de leur organisation collective. Le propre des sociétés humaines est de s'autoproduire au travers du politique. Le politique assure aux sociétés une prise sur elles-mêmes. La question est de savoir ce que devient le politique dans nos sociétés où la politique a pris toute la place visible. L'illusion libérale est de croire que le politique est intégralement soluble dans la politique. En réalité, il est toujours là de manière invisible. Il a basculé dans l'infrastructure symbolique des sociétés. Pendant longtemps, il s'est présenté comme ce qui ordonnait les sociétés d'en haut. Maintenant, il produit leur cohérence par en bas. Il est le contenant invisible qui permet aux libertés individuelles de jouer sans plus avoir à se soucier de ce qui les lie. On a le signe de cette fonction cachée avec le poids que conserve l'État. Alors qu'il est censé ne plus servir à grand-chose, personne n'arrive à s'en débarasser ! Même aux États-Unis, où son rôle est plus limité qu'en Europe, il coûte 36 % de la richesse nationale. En fait, le politique est ce qui permet à la politique de fonctionner. Y a-t-il une « pensée 68 » ? En faites-vous partie ? Il existe quelque chose comme une « pensée 68 », même si cette dénomination est absurde, puisque ses représentants sont d'une génération antérieure. De quoi s'agit-il, au fond, derrière les appelations de chapelle (post-structuralisme, déconstructionnisme, post-modernisme, etc.) ? De l'idée d'une convergence théorique des grandes percées en matière de sciences de l'homme (linguistique, ethnologie, psychanalyse), sous le signe de la philosophie. Je me rattache à cette inspiration, à laquelle je suis resté imperturbablement fidèle. Je crois que le programme est le bon : à partir de ce qui s'est ouvert avec les sciences de l'homme, on a les éléments d'une reconsidération radicale de ce qu'est l'humanité dans son histoire et dans son fonctionnement intellectuel, psychique, affectif, etc. Sauf que le problème est de lui donner sa juste traduction. De ce point de vue, je suis très critique par rapport aux productions intellectuelles de l'époque (Lacan, Lévi-Strauss, Foucault, Derrida...) tout en reconnaissant ce que leurs tentatives ratées ont apporté. Je continue de croire qu'elles comportent les ferments d'un renouveau philosophique. Vous vous êtes intéressé à l'ethnologie dans cette perspective. Vous avez voulu tirer les conséquences philosophiques des découvertes ethnologiques, en particulier du travail de Pierre Clastres sur les sociétés contre l'État. Quelle est la « leçon des sauvages » ? Toutes les philosophies de l'histoire sont des philosophies du progrès : l'humanité est développement. Ce qui paraissait très vraisemblable sur la base de ce qu'on savait jusqu'autour de 1900. Tout ce que nous savions de l'histoire reposait sur la documentation écrite liée à l'État. Or sa naissance est récente à l'échelle de ce que nous avons appris depuis : elle date d'environ 5 000 ans. L'exploration ethnologique dilate considérablement le temps de l'histoire humaine et permet d'aborder de manière documentée ce qui était jusque-là une question conjecturale. À partir d'indices ténus mais puissants, les débuts de l'humanité se révèlent différents de ce que l'on avait imaginé. Le plus bouleversant concerne les sociétés d'avant l'État sur lesquelles Pierre Clastres apporte un éclairage décisif. Elles ne sont pas des bandes misérables tendues vers un avenir étatique meilleur. Elles sont « contre l'État » selon une formule qui demande à être bien comprise. Comment être contre quelque chose qu'on ne connaît pas ? Ce ne sont pas des communautés autogestionnaires qui auraient voté contre l'État à main levée. Ce sont des sociétés organisées de telle manière que l'émergence d'un appareil d'État séparé est rendu improbable. Ces sociétés sans État sont cependant politiques. Il faut donc dissocier le politique et l'État. La question qui restait pendante dans les travaux de Pierre Clastres était de savoir ce qui permet à des sociétés d'exister sans l'État tout en étant politiques ? La réponse me paraît résider dans le facteur religieux. Je propose de comprendre la religion des peuples sauvages à partir de la fonction sociale et politique qu'elle remplit. C'est la forme de religion la plus radicale qu'on puisse imaginer. Toutes les religions posent un principe supérieur et extérieur qui commande les affaires humaines. Ces religions premières s'organisent autour de la forme la plus rigoureuse d'extériorité surnaturelle que l'on puisse imaginer : l'antériorité temporelle. Tout vient d'avant. L'origine, le moment de mise en ordre des choses a déterminé la manière dont nous vivons. Conséquence politique : personne n'est du côté du principe fondateur. Tout le monde est à égalité devant ce temps des ancêtres, dont nous sommes les héritiers et dont nous avons à perpétuer les leçons. Personne n'est en position d'autorité sur le terrain surnaturel. En quoi les grandes religions historiques rapprochent-elles le surnaturel de l'homme ? En installant le divin dans le présent, elles en font l'objet d'une expérience directe des hommes. Avec cette conséquence politique considérable : les dieux ont des intermédiaires, des représentants dans le monde humain. Dans les sociétés primitives, ce qui s'est passé avec les ancêtres fondateurs est à jamais incommunicable. Même si le rite en réitère l'enseignement au présent, le temps sacré est révolu. Avec un dieu, l'origine est actuelle. Celui qui a fait la loi est celui qui continue de l'imposer aux hommes. Il est possible d'entrer en relation avec lui directement (mystique) ou indirectement (culte). Au sein des monothéismes, le christianisme vous paraît original : il est « la religion de la sortie de la religion ». Que signifie cette formule ? La grande question porte, dans les monothéismes, sur les modalités de la révélation. Dans le christianisme, c'est l'incarnation qui constitue le pivot de l'originalité chrétienne. Dieu ne parle pas par sa propre bouche. Il ne dicte pas sa loi. Il envoie son fils, un homme qui est en même temps dieu. La signification de ce fait est inépuisable. Il implique que le domaine humain a son originalité irréductible : pour parler aux hommes, il faut parler un langage humain. Le divin est d'ailleurs. À partir de là s'ouvre un espace herméneutique d'interprétation de ce que peut être le divin au-delà de son envoyé. Cette interprétation engage nécessairement une métaphysique. Elle présuppose la séparation de l'ici-bas et son autonomie par rapport à l'au-delà. Il s'ensuit une dynamique de dissociation des deux sphères de réalité qui est propre à l'histoire chrétienne. Voilà le dispositif logique. Encore fallait-il que l'histoire actualise les virtualités inscrites en lui. C'est ce qui se passe en Europe de l'Ouest à partir de l'an 1000. Dans le chistianisme oriental, rien de tel ne s'est mis en route. Quand vous parlez du désenchantement du monde, vous parlez de la fin de la fonction politique de la religion. Mais est-ce qu'on ne peut pas penser que l'expérience religieuse subsiste au-delà de ce désenchantement ? Je n'entends pas réduire la religion à sa fonction politique. Elle a une autre histoire. Nous assistons en Europe à l'extinction du rôle de la religion dans l'organisation collective. Il est clair que cela ne met pas le point final à son histoire. Il reste à écrire une histoire anthropologique de la religion qui l'envisage non plus du point de vue de son rôle dans la cité, mais du point de vue de l'enracinement anthropologique des croyances religieuses. L'homme est l'animal susceptible de religion. Je ne crois pas qu'il soit religieux par essence. Son essence comporte la possibilité de la religion. Cette possibilité a massivement dominé son histoire. Mais elle n'est pas une contrainte inflexible. Elle peut laisser place à autre chose. Cela veut dire, dans l'autre sens, que ce quelque chose aura néanmoins à voir avec le religieux. Quand l'homme cesse d'être religieux, il reste le même. Ce qui passait par la religion emprunte d'autres modes d'expression. C'est cette métamorphose déconcertante que nous sommes en train de vivre. L'anthropologie de la possibilité religieuse reste le meilleur chemin pour comprendre l'humanité contemporaine apparemment la plus éloignée de cet ordre de préoccupations. Même au milieu du matérialisme et de l'hédonisme les plus débridés, il y a autre chose qui travaille. Est-ce que la fin de la fonction politique de la religion ne décrédibilise pas la croyance religieuse privée ? Nous sommes en train de vivre, sur l'Ancien Continent, la fin de la religion sociologique, celle qui fonctionnait jusqu'il y a peu encore comme un intégrateur des micro-communautés (quartier, paroisse, communauté paysanne…). Le cycle de vie restait ordonné par les rites religieux – baptême, communion, mariage, enterrement, etc. Ce n'est pas tout à fait fini, parce que les gens ont beau ne plus croire en rien, ils sont embêtés à l'idée qu'on les enterre sans la moindre cérémonie. Si l'homme n'est pas un être religieux, il est assurément un être rituel. Toujours est-il que cette liquidation de la religion de l'intégration sociale a de grands effets sur le statut de la croyance. Elle élimine les fidèles routiniers, ceux qui allaient à la messe pour faire comme tout le monde, mais elle fait, par ailleurs, des derniers croyants des gens solidement assurés de leur foi. Leur conviction est volontiers protestataire contre les valeurs dominantes de la société. La croyance religieuse tend à se transformer en levier critique contre l'aplatissement du monde. Plus la dissociation entre religion et conformisme social va s'accuser, plus l'engagement religieux va devenir une option significative. Cette minorité agissante pourrait nous réserver des surprises .
Propos recueillis par Martin Legros et Nicolas Truong.

Aux racines du mal français

L’Expansion, mars 2007

Pour le philosophe, le refus des réformes et le rejet des élites sont les signes d'une dépression collective entraînée par la crise de l'identité nationale.

Marcel Gauchet, philosophe, directeur de recherche à l'Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS), est de cette race d'intellectuels, en voie de disparition, qui combinent le travail théorique le plus rigoureux avec une vision globale. Ce qui le conduit à s'intéresser à la vie contemporaine en société. Il définit ici les racines du « mal français ».

Pourquoi a-t-on le sentiment que la France n'arrive pas à sortir de sa crise ?

Cette crise n'est pas propre à la France. Elle se retrouve dans les autres pays de la « vieille Europe ». Les causes en sont claires : l'immersion dans la mondialisation et les difficultés de la démocratie. Pourtant, en France, elle est vécue de manière plus dramatique. Il n'est pas excessif de parler d'une dépression collective. Elle s'explique par l'héritage historique et par la culture politique de notre pays. La France est, avec la Grande-Bretagne et l'Allemagne, l'une des trois ex-grandes puissances européennes que le nouvel état du monde a réduites au rang de puissances moyennes régionales. Les Anglais ont réussi à masquer leur déclin via l'alliance « privilégiée » avec les Etats-Unis, et à se vivre ainsi comme une grande puissance par procuration. Les Allemands ont abandonné l'idée de jouer un rôle géopolitique, mais ils ont pris leur revanche sur le terrain économique. Les Français, du fait de leur universalisme, se sont accrochés à leur rôle de grande puissance. Ce qui est peu crédible en dehors de rares moments dont la crise irakienne a offert un exemple.

Pourquoi cette inadaptation française à la mondialisation ?

La mondialisation est anglo-saxonne, et la France prend de plein fouet des règles du jeu qui lui sont un défi culturel. Que ce soit sur le plan du droit, sur celui de la place de l'Etat dans la société ou sur celui du rôle de la culture dans la vie de la cité. Cela est patent pour tout ce qui relève du « service public », cette colonne vertébrale de l'imaginaire collectif français. Parler de « clients » aux cheminots, pour qui il n'y a que des « usagers », c'est une atteinte à une manière de fonctionner qui a une très forte légitimité culturelle. Cette crise de l'imaginaire social se combine avec les problèmes sociaux qui découlent de la mondialisation, et l'addition est explosive.

Comment expliquer que, face à la mondialisation, les réactions des élites et des populations soient si différentes ?

La profondeur de la coupure entre les élites et la base du pays n'a pas d'équivalent ailleurs parce que nulle part les premières n'ont joué le même rôle. Le poids de l'Etat, la foi dans la raison et l'héritage catholique ont fabriqué une cléricature publique où les élites politico-économico-culturelles sont là pour dire aux populations quelle est la direction collective à suivre. Nulle part le personnel dirigeant n'a l'homogénéité qu'il a chez nous. Nulle part il ne prétend à la même autorité, venue de l'histoire. Nulle part il ne jouit de la même légitimité, due au système méritocratique républicain. Mais ce beau système est grippé.

La société française est en proie à une profonde crise de l'autorité. On avait cru, après 1968, à la liquidation définitive du vieux modèle autoritaire. On se trompait. Car les élites françaises ont raté l'adaptation du pays à la nouvelle donne mondiale. Elles ont remporté d'indéniables succès économiques, mais elles ont laissé la société française en porte-à-faux, avec un fort sentiment de déclassement. A quoi il faut ajouter une immense inquiétude sur le sort de notre régime social. Du coup, on voit se rejouer, quarante ans après 1968, une nouvelle crise d'autorité qui se traduit par un populisme rampant. Ou encore par un phénomène comme le succès de Ségolène Royal : pas besoin de compétence pour être président de la République, puisque ceux qui savent n'ont produit que des désastres, priorité à ceux (ou celles) qui ont - au moins - l'air d'écouter.

Faut-il y voir la principale raison de l'impossibilité de réformer ?

Il n'est pas vrai que les réformes soient impossibles en général. La transformation de la France depuis trente ans est impressionnante. Il est exact, en revanche, qu'il existe des forces de blocage considérables dès qu'il s'agit de l'Etat et du service public. Si dans ce domaine les réformes échouent régulièrement, c'est parce qu'elles touchent au coeur de l'imaginaire collectif, et pas seulement à des intérêts corporatistes. Les gros bataillons de syndiqués sont là, mais ils bénéficient en plus du soutien de l'opinion publique. C'est le concentré des difficultés françaises. Cela prend des aspects parfois surprenants, voire absurdes, vu de l'extérieur. Souvenez-vous de l'émoi provoqué, lors de la « décentralisation Raffarin », par le rattachement du personnel de service des établissements scolaires à l'administration territoriale. La République ne paraissait pas en péril pour autant ! Il n'empêche que ce remaniement mineur en apparence heurtait l'imaginaire de l'Etat et de ses rapports avec les citoyens. En France, l'Etat s'est institué en s'alliant avec le tiers état contre la féodalité. Remettre des fonctionnaires de l'Etat central sous la houlette de « féodaux locaux », c'était donc, d'une certaine manière, revenir en deçà de la Révolution française.

Ce qui fait échouer les réformes, c'est leur aspect symbolique plus que leur contenu empirique. Les technocrates qui gouvernent ne le comprennent pas. Dans l'affaire du CPE, c'est l'« arbitraire », ce repoussoir absolu venu du fond de notre histoire, qui a cristallisé l'inadmissible : « On ne peut pas licencier quelqu'un sans motif. »

Les résultats du récent sondage de LH2 pour l'Institut de l'entreprise sont éloquents. Faut-il des réformes sur les différents sujets que nous venons d'évoquer ? Oui. Etes-vous convaincu par les réformes que proposent les partis de gouvernement ? Non. Ce n'est pas un simple problème de déni des réalités. C'est une affaire de confiance, de diagnostic partagé, de démarche dans la mise en oeuvre, d'image plausible de l'avenir du pays. Si les élites veulent convaincre la France d'en bas de leur bonne foi réformatrice, qu'elles commencent par se réformer elles-mêmes !

Comment comprendre la fameuse crise de la représentation ?

Vaste problème ! Cette crise est à plusieurs étages. L'ancrage de la représentation politique dans les territoires ne se porte pas si mal. Ce qui fait difficulté, c'est la représentation au niveau national, dans ses liens avec la capacité de gouverner. Les maires ont une bonne image. Les mêmes hommes, pris comme députés ou comme ministres, en ont une mauvaise ! On leur reproche d'être coupés des préoccupations de leurs électeurs. Voilà le mystère.

La raison de ce décalage, c'est que le problème de la représentation n'est pas sociologique, il est cognitif. Ce que les citoyens attendent de la représentation, c'est qu'elle donne une expression publique aux questions qu'ils se posent. Sans quoi, même s'ils se sentent proches de représentants qu'ils connaissent bien - leur député, leur maire -, ils ont l'impression de ne pas être écoutés. C'est là que le mécanisme est grippé. Il y a plusieurs explications à cela. Une première est qu'un certain nombre de problèmes vécus par les citoyens sont soigneusement évités ou tus par la parole officielle. Il en a été longtemps ainsi des problèmes liés à l'insécurité ou à l'immigration, sur lesquels l'extrême droite a prospéré. Mais la raison la plus importante est que nos sociétés ont de plus en plus de mal à se définir et à se représenter comme des ensembles aux yeux de leurs membres. Les nations militaires et sacrificielles d'hier avaient une physionomie claire. On savait tout de suite à quoi correspondaient l'intérêt général et la hiérarchie des priorités collectives. Il n'en va plus de même avec nos sociétés d'individus réduites à l'aspect économique, européanisées et internationalisées. Comment décider pour l'ensemble quand on ne sait pas où sont les contours de celui-ci ? Du coup, dans ce flou, les choix publics apparaissent sans lien avec les soucis de chacun.

C'est parce que nos sociétés ne parviennent plus à se donner une image d'elles-mêmes convaincante en tant que communautés historiques et politiques que les citoyens ont l'impression que le gouvernement leur échappe et que leurs élus sont ailleurs. Sans doute s'agit-il d'une phase de transition entre deux âges de l'identité collective. Cela veut dire que la solution n'est pas pour demain, ni disponible par décret.

Comment le prochain président de la République peut-il aborder ces problèmes ?

C'est une question de méthode plus que de programme. Le mélange de scepticisme et d'attente chez les citoyens est tel que la priorité doit être de redéfinir l'outil politique. Ce qui exige avant tout de restaurer la discussion collective.

La société politique française souffre de l'absence d'un lieu où les problèmes de la collectivité peuvent être débattus publiquement, librement et complètement. Le Parlement n'a jamais vraiment rempli ce rôle dans notre histoire. La Constitution de la Ve République ne lui permet pas de le tenir, sinon par éclipses. Les médias ne nous aident pas.

Pourtant, c'est de délibération que la société française a besoin. Tant qu'on n'aura pas trouvé les moyens d'une discussion collective et ouverte, où les citoyens ont le sentiment que les choses sont mises sur la table et que les choix sont effectués en connaissance de cause, qu'il s'agisse du contrat de travail, des retraites, du service public ou de l'école, le sort des réformes sera aléatoire : une fois ça passe, une fois ça casse.

Mais depuis des années on ne cesse de publier des rapports...

Très bien, mais la discussion entre experts n'a rien à voir avec la délibération publique. Pour le citoyen, elle ne fait qu'ajouter des arguments d'autorité à d'autres. « Les élites parlent aux élites. » En revanche, regardez l'écho qu'a eu le travail de la commission d'enquête parlementaire sur Outreau. Elle a montré l'efficacité d'une procédure où des problèmes très compliqués deviennent intelligibles. Le seul fait que quelques centaines de milliers de personnes aient eu l'impression de comprendre enfin quelque chose au fonctionnement de l'institution judiciaire a créé les conditions d'une réforme légitime aux yeux des citoyens. De même, la commission sur la nationalité avait eu, en son temps, un effet de clarification très positif. Il existe donc des possibilités. Le problème est de systématiser ces amorces. Sinon, nous en resterons au scénario du droit des minorités de bloquer les réformes qui les dérangent.

Le mal politique français, c'est l'incapacité des majorités à agir, faute d'une légitimité suffisante. Les minorités arrivent régulièrement à se faire passer pour plus légitimes que les majorités légalement élues parce que le sentiment prévaut que les décisions sont prises de manière occulte, sans consultation, en fonction d'intérêts non dits. Il ne suffit pas d'avoir la légalité avec soi. Il faut que les choix soient légitimes, et ils ne peuvent l'être que s'ils s'appuient sur un examen collectif sans exclusives ni tabous. Pour l'ignorer, nous restons dans un paradoxe intéressant : nous avons l'exécutif le plus fort de toute l'Europe, et il est impuissant.

Propos recueillis par Bernard Poulet.

« Les médias creusent leur tombe »

Le Soir, 27/02/2007
Marcel Gauchet est philosophe, directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales de Paris et rédacteur en chef de la revue Le Débat. Ses travaux portent notamment sur les dilemmes de la démocratie.
Le Soir : Comment analysez-vous le concept de «démocratie participative », qui a inspiré le programme présidentiel de Ségolène Royal et la mise en scène de «J’ai une question à vous poser » ?
Marcel Gauchet: La démocratie participative n’est pas une idée nouvelle. Elle a été colportée en particulier par le mouvement alter-mondialiste, en fonction de l’exemple de Porto
Alegre. Mais la démocratie participative répond, essentiellement, à des impératifs de gestion locale. Ségolène Royal a repris cela dans le cadre de l’élection présidentielle, c’est-à-dire le comble du système représentatif : l’élection d’une personne appelée à représenter tous les Français. Le gouvernement d’un pays, c’est la définition du collectif, de la hiérarchie des choix, forcément très éloignés de la préoccupation immédiate des citoyens. Cacher cela devient un mensonge sur ce que l’on fait. Il y a un vrai problème de coupure entre le discours politique et les préoccupations des citoyens mais on ne peut le résoudre que par une nouvelle offre politique, pas par une remontée du discours de chaque groupe, chaque ville, chaque région, qu’il faudra de toute manière mettre ensemble, avec ce que cela implique de simplification et de hiérarchisation.
« Un panel de citoyens ne représente pas les citoyens. Ce n’est qu’une miniaturisation, qui privilégie tel ou tel aspect »
La France a toujours cultivé la double tradition des grandes écoles et du centralisme. Consulter le « France profonde » au moment d’établir son programme de gouvernance, c’est assez révolutionnaire…
M.G. : Mais Royal est énarque elle-même, femme d’énarque et entourée d’énarques… Elle est le pur produit de ce monde-là ! Mais ce monde-là est en crise, c’est vrai. Le modèle des élites qui gouvernent au nom du bien commun ne marche plus. Il y a une usure historique du modèle français dans ses différents niveaux, et même un divorce marqué entre les objectifs des élites et la population moyenne. Ségolène Royal essaye d’y répondre. Mais sa réponse se révèle totalement inadéquate. On l’a vu : la « magie participative » n’a pas été très opératoire…
Comme l’énarque dans la campagne de la candidate socialiste, le journaliste politique est dribblé sur TF1. Le « peuple » a directement la parole. Est-on dans la même logique du discrédit ?
M.G. : Oui. La France vit une crise aiguë de la représentation : la représentation politique et celle qu’assure un journaliste, qui parle à l’homme politique devant des millions de citoyens au nom des citoyens. Quelque chose ne va pas avec les journalistes français. Cela fait longtemps qu’on le leur dit mais ils n’entendent pas, comme les hommes politiques d’ailleurs, auxquels ils sont très liés. Si l’on disait toute la vérité sur l’endogamie du milieu politico-journalistique, on tomberait à la renverse ! D’autre part, les citoyens tendent à récuser tout intermédiaire : « C’est moi qui parle et personne ne parle à ma place », ou bien : « Et moi dans tout ça ? »
Cela signifie la quasi-impossibilité de la politique ?
M.G. : Absolument ! De ce point de vue là, il se passe quelque chose de profond et de grave.
Et du côté des médias ?
M.G. : Le raisonnement de TF1, c’est de toucher un public de masse, ne serait-ce qu’en raison du phénomène de curiosité. Mais au-delà, il y a cette idée de s’effacer comme médiation. Au fond, la télévision n’existe plus comme un média qui organise, qui met en scène ; elle est un intermédiaire transparent. On met les citoyens sur un plateau face aux hommes politiques et ils se débrouillent : « Nous, là-dedans, on est simplement prestataire de service »… On ne peut nier que cela correspond à une attente des citoyens mais en même temps, les médias creusent leur tombe. Parce qu’évidemment, c’est un mythe, un leurre. La télévision, c’est bel et bien une mise en scène des citoyens : elle les choisit, elle réalise toute la scénographie… Et même si la procédure est globalement « régulière » – ce que j’ignore – il n’est pas vrai qu’un panel de citoyens représente les citoyens. Ce n’est qu’une miniaturisation, un modèle qui privilégie tel ou tel aspect, ne serait-ce que par la dynamique de groupe qui s’est établie dans ces circonstances. Du coup, loin d’être dédouanés d’être « des intermédiaires abusifs », les médias sont sur la sellette comme « des manipulateurs ». Loin de regagner leur innocence perdue, ils apparaissent – c’est d’ailleurs un des thèmes de cette campagne – comme « des truqueurs » : par l’éclairage qu’ils donnent à tel ou tel, par le calendrier, par la manière dont ils organisent l’environnementde ces discussions, etc. Ils sont les intermédiaires qu’ils ne veulent pas être et ils le sont d’autant plus qu’ils le cachent. C’est une manière de fuir ses responsabilités. Ils vont le payer très cher, tôt ou tard.
Propos receuillis par William Bourton.

La gauche errante

Excellente analyse à mon avis d’Eric Aeschimann pour Libération (Jeudi 15 mars 2007):

« Que l'intérêt pour Bayrou se nourrisse d'abord des déboires de la gauche semble un fait acquis pour les observateurs. Selon la dernière enquête CSA- le Parisien, qui donnait pour la première fois Bayrou à 24 %, le candidat de l’UDF a gagné 15 points chez les ouvriers et employés, au détriment de Ségolène Royal (- 9 %) et de Nicolas Sarkozy (- 7 %) (1). Pour Marcel Gauchet, historien des idées et rédacteur en chef de la revue le Débat, la percée du candidat centriste est « à corréler avec l’effondrement de l’extrême gauche. On savait que ce n’était pas un électorat vraiment gauchiste, plutôt des gauchistes de coeur qui se rendent compte aujourd’hui qu’il peut se révéler plus efficace de passer par le centre que par les extrêmes. Le vote LCR n’a pas fait bouger les choses. Alors que là, avec Bayrou, ça torpille le jeu ». Selon lui, cet «électorat protestataire de gauche», qui aurait été gauchiste « par le coeur » plus que par conviction politique, serait en train de tirer les leçons des grandes mobilisations, par exemple contre le CPE, qui réussissent à bloquer des réformes mais jamais à imposer. Pour preuve, la première composante identifiée de ce vote protestataire new look serait les enseignants. « Bayrou peut attirer par exemple le supporteur de base d’Attac, qui trouvait que la taxe Tobin avait le mérite d’être réalisable et qui continue de chercher le faisable. Ou encore l’électeur classique du PS, écoeuré par l’incapacité de Ségolène Royal à tenir ses promesses d’aggiornamento du PS », continue Marcel Gauchet.

Stéphane Rozès, directeur de l’institut de sondages CSA, récuse le terme de protestataire : «Le pays n’est pas protestataire. Ils cherchent une solution à leurs problèmes. Ils espéraient que Royal et Sarkozy régénèrent leurs partis. Ils ne l’ont pas fait, et Bayrou les attaque maintenant en dépassant le clivage gauche-droite et en mettant l’accent sur la cohérence entre le programme, la pratique et la personne