La politique sans médiations ?

Rue Saint-Guillaume, n°146, mars 2007

L’affaiblissement des médiations est au centre du marasme démocratique. Il est l’un des principaux facteurs qui ouvrent la porte à la protestation populiste. Il mérite à ce titre un examen un tant soit peu systématique.

Une remarque préliminaire, afin de prendre la juste mesure du phénomène et de ne pas se tromper de diagnostic. Ces médiations qui articulent le social et le politique, la société civile et la sphère publique ne sont pas – ou ne sont plus – contestées dans leur principe. Personne ne réclame plus sérieusement la suppression des partis politiques, les syndicats sont généralement acceptés et leur fonction reconnue, les associations jouissent d’une large popularité. Le problème est que ces médiations acceptées dans leur principe sont désertées en pratique. Et il faut préciser, pour éviter des disputes inutiles : désertées en esprit, lorsqu’elles ne le sont pas dans les faits. Le volume des adhésions, ici, n’est pas un indicateur suffisant. Il est très faible en France, on le sait. Le fait qu’il soit plus élevé ailleurs ne signifie pas que les choses y soient substantiellement différentes sur le fond. On peut adhérer sans y croire, pour toutes sortes de motifs. Là où les taux de syndicalisation restent élevés, la foi des adhérents de base dans les vertus de leur organisation n’en est pas plus intense pour autant. C’est bien entendu ce lien de confiance et de reconnaissance qui compte et qu’il convient de scruter.

Un consentement à des médiations tenues en même temps pour défaillantes, voilà très exactement ce que nous avons à essayer de comprendre. L’idée de s’en passer a disparu, mais pour autant, un nombre croissant d’acteurs sociaux ne parvient pas à s’y retrouver. Par rapport à cette situation singulière, trois registres d’explication au moins me semblent devoir être allégués.

Des raisons internes

Il y a à cette situation des raisons internes qui tiennent à l’évolution de nos systèmes institutionnels. Pour résumer le phénomène d’une formule générale, on pourrait dire : l’enracinement de la démocratie se paie de son désenchantement.

Dans le cas précis – je durcis le trait, selon la loi du genre -, les médiations politiques et sociales ont été institutionnalisées, et dans l’opération elles ont perdu leur âme. Leur reconnaissance à la fois officielle et officieuse tend à les réduire à des rouages fonctionnels, d’autant plus enfermés dans leur fonction spécialisée que cette fonction est généralement reconnue comme indispensable.

C’est ainsi que les partis, dans le cadre d’une démocratie devenant toujours davantage une démocratie des partis, tendent à se restreindre à des machines électorales hautement professionnalisées. Ils prétendent de moins en moins exprimer et organiser politiquement des groupes sociaux, ce qui veut dire aussi concrètement qu’ils sont de plus en plus déconnectés de quelque base sociale que ce soit ( autrement qu’au titre de la captation conjoncturelle du suffrage). Leurs ambitions idéologiques ( au sens noble du terme) ou doctrinales, pour employer un terme neutre, se sont limitées de la même manière : ils ne prétendent plus guère apporter une doctrine compréhensive du mouvement des sociétés et une vision plausible de l’avenir. Ils vivent sur un héritage intellectuel plus ou moins dégradé en slogans. Il faut dire qu’ils ne sont pas aidés sur ce chapitre par une conjoncture historique caractérisée par une crise de l’avenir qui met spectaculairement en question la capacité par une crise de l’avenir qui met spectaculairement en question la capacité de nos sociétés à déchiffrer le futur vers lequel elles se projettent. La tâche ne leur est pas facilitée non plus par le rétrécissement de la gamme des options, dans un monde où les alternatives radicales que condensaient les noms de révolution et de tradition ont perdu leur crédibilité.

Evidemment, en fonction de ce rétrécissement du plausible, une vaste carrière s’ouvre à une protestation sans programmes si solutions, invoquant un mystérieux potentiel de rechange dont on ne sait en quoi il consiste.

C’est dans le cas des syndicats que cette rançon de l’institutionnalisation a son illustration la plus spectaculaire. Ce qu’ils ont gagné en place dans la négociation sociale, ils l’ont perdu en enthousiasme combatif et en dynamisme propositionnel. La légitimité des partenaires sociaux n’a pas le pouvoir d’appel de l’alternative sociale dont les luttes ouvrières étaient porteuses jusqu’à une date récente. Il ne reste plus guère que les batailles défensives ou de retardement menées contre les inéluctables ajustements de l’Etat-providence pour ranimer – fugacement – l’esprit des anciennes mobilisations. Nulle part ce choc en retour de l’institutionnalisation n’est mieux lisible que dans la situation française [1].

Ce qui joue en défaveur des partis consacrés et des syndicats installés favorise, en revanche, l’association, ouverte par principe à une création permanente, moins formelle, plus proche par nature des préoccupations de ses membres. Sa popularité n’a pas d’autre origine. Encore les réalités de son fonctionnement, lorsqu’on va y regarder de près, sont-elles fort loin de ce tableau idéal. Hors des phases de création et des effervescences ponctuelles liées à l’urgence d’une cause, la vie interne des associations ne se présente pas d’une manière substantiellement différente de celle des partis ou des syndicats, l’exigence de contrôle démocratique y étant même souvent beaucoup plus faible, et les effets pervers de la reconnaissance institutionnelle s’y révélant plus ravageurs encore. L’association n’est pas la panacée qu’on nous annonce aux maux de l’implication démocratique.

J’ajouterai même que l’association, par la ponctualité de son objet, est davantage un problème qu’une solution. La faveur dont elle jouit est le signe d’une difficulté majeure du fonctionnement démocratique aujourd’hui, le refus ou la peine des acteurs d’adopter le point de vue de l’ensemble et par conséquent de relativiser leur particularité de conviction ou d’intérêt. Cette intégration de la pluralité des composantes du collectif dans la cohérence d’une politique globale est ce qu’assurent tant bien que mal les partis et même les syndicats – et c’est ce qui leur vaut le reproche de distance, de méconnaissance des situations singulières des acteurs sociaux. La proximité dont les associations peuvent se targuer est sans doute en revanche à la fois la marque et le ferment de la difficulté grandissante à rendre lisible la cohérence globale d’une politique démocratique.

Des raisons externes

A ces raisons internes, s’en ajoutent d’autres, externes celles-là, qui tiennent à l’évolution de nos sociétés. On peut les ramener à un seul et même facteur, à savoir l’avancée du processus d’individualisation considéré dans ses deux faces négative et positive.

Versant négatif, cette avancée se traduit par l’effritement des appartenances et des encadrements collectifs. Le plus visible de ces effritements étant celui de l’appartenance et de la conscience de classe – la propension des acteurs individuels à se définir et à déterminer leurs choix politiques en fonction de leur appartenance reconnue à une classe. Cela ne signifie pas que les classes n’ont plus d’existence objective – mais que ces individus qui les composent ont moins tendance à se définir sur leur base. Inutile là aussi de s’enfermer dans de faux débats : la structure objective de classe peut se durcir, et la conscience subjective de classe s’affaiblir. Ce sont deux phénomènes distincts.

Mais cela veut dire qu’il est de plus en plus difficile, du point de vue des appareils de médiation, de correspondre à un groupe social quel qu’il soit et, a fortiori, de coller à une classe sociale.

Versant positif du processus d’individualisation, maintenant, l’affirmation du point de vue individuel pousse dans le sens de la recherche d’une expression directe ou d’un lien direct personnel entre dirigeants et dirigés qui entame le travail de médiation dans son principe, au point de le rendre virtuellement impossible. Les individus montrent une impatience considérable vis-à-vis des formules généralisantes et des définitions collectives. Ils ne se reconnaissent que dans ce qui leur paraît réfracter directement la singularité de leur cas, de leur situation ou de leurs identités.

Les médias

J’en arrive à mon troisième et dernier registre d’explication, qui se rattache à la vérité au précédent, aux transformations des conditions sociales dans lesquelles doit s’effectuer le travail de médiation, mais qui a pris dans la période récente une importance qui justifie de l’examiner à part.

Je veux parler du développement d’une médiation d’un rang supérieur, celle des médias, justement, qui a pour effet de déclasser les autres, tout en étant essentiellement déceptive.

Développement, et non apparition, car les médias accompagnent le déploiement du régime représentatif et de la démocratie représentative depuis le départ, ils en sont inséparables ( au titre de l’espace public et de l’opinion). Mais ils ne faisaient même pas figure d’appareils de médiation à proprement parler, à tort ou à raison. Ils étaient généralement tenus pour des instruments auxiliaires des institutions ou des forces médiatrices qu’ils aidaient à remplir leur rôle.

Avec la montée en puissance de la télévision, la situation a changé du tout au tout. Les conditions d’exercice de la fonction médiatrice ont été bouleversées. La médiation communicationnelle est passée en surplomb des autres. Elle les conditionne dans une très large mesure, avec des effets remarquables. Elle tend en effet à les invalider, en nourrissant l’illusion de la relation directe et personnelle entre le spectateur et la réalité du monde ou la personne des dirigeants – et en faisant paraître du même coup les pesanteurs institutionnelles ou les langages officiels pour des héritages obsolètes.

Cette médiation-là possède la propriété extraordinaire de paraître ne pas exister, de créer un rapport immédiat et transparent entre l’individuel et le collectif. C’est pourquoi elle se met si aisément au service des autres, elle ne cherche pas à les supplanter, sauf qu’elle les remet radicalement en question en semant le doute sur leur utilité. Elle confirme l’individu dans ses prétentions de compter seul au milieu de ses pareils, sans le secours d’intermédiaires. C’est par là qu’elle est spontanément vouée à entretenir un populisme endémique – nos populismes sont des télépopulismes.

Mais cependant cette médiation, qui a l’air de ne pas en être une, existe, et c’est en cela qu’elle est déceptive. Confusément la conscience de son rôle caché s’impose. D’où d’autre part le soupçon qui l’accompagne, la fortune renaissante de la thématique de la manipulation et du complot sur laquelle elle débouche.

D’où aussi les attentes investies dans ce nouveau « média » à l’expansion fulgurante et aux conséquences encore inconnues que représente l’Internet. Pas de mise en scène cette fois : rien que la relation directe et horizontale des individus entre eux. Donc peut-être la forme idéale enfin trouvée de la communication immédiate des égaux.

Le remède, en vérité, pourrait se révéler pire que le mal en rendant plus problématique encore le lien de l’individu et de l’ensemble. Peut-être est-ce sur ce théâtre que la crise de la médiation et des médiations est destinée à trouver son expression la plus complète. Est-il encore possible de lier le particulier et l’universel autrement que sur le mode de la résolution fantasmagorique procuré par les différents populismes ? Telle est la difficulté avec laquelle les démocraties vont devoir apprendre à vivre.

[1] Voir le bilan dressé par Dominique Andolfatto et Dominique Labbé dans le dernier chapitre de leur récente Histoire des syndicats ( Paris, Seuil, 2006).

La voix est libre

Agenda
Marcel Gauchet sera l'invitée de l'émission de France 3 Paris-Ile-de-France "La voix est libre" le samedi 28 avril 2007 à 11 H 35. Le thème de l'émission: La France dans 30 ans. Autres invités: Robert Rochefort (CREDOC), Michel Godet (CNAM), Joël de Rosnay (Conseiller du Président de la Cité des Sciences).

On ne sait plus où situer les candidats

L'Express, 17/04/2007
Le philosophe Marcel Gauchet est l'un des analystes les plus pertinents de la vie politique. Il décrypte cette campagne où les trois favoris incarnent à la fois le renouvellement et la décomposition de leur propre camp.

L'Express : On disait les Français déçus de la politique. Pourtant, la campagne présidentielle a semblé les passionner. Pourquoi?

Marcel Gauchet: Le président demeure un personnage extraordinairement important dans l'imaginaire politique des Français. Parce que l'Etat, même s'il n'a plus l'autorité d'antan, continue d'occuper une place essentielle et que les Français en attendent toujours énormément. C'est pourquoi il faut qu'il ait une tête, une âme, un esprit, une inspiration, une direction. A ce titre-là, le poste de président de la République reste plus stratégique et déterminant que dans d'autres pays européens comparables. On le voit, a contrario, dans le bilan d'un président défaillant comme Jacques Chirac. L'incapacité de la présidence à faire face d'abord à la situation de 2002, puis aux défis qui étaient posés, est directement à l'origine de la dépression collective qui caractérise la situation française. Le sentiment dominant est qu'il n'y a pas de pilote dans l'avion et que l'on ne sait pas où l'on va. Or l'interrogation sur le déclin, l'immobilisme, l'incapacité à faire des choix clairs sur les grandes options d'avenir suscitent une attente plus grande à l'égard de la figure du chef de l'Etat. Lequel, une fois élu, ne peut que décevoir les espoirs placés en lui. C'est un cercle vicieux.

L'Etat ne joue-t-il pas le rôle d'idéologie de substitution face à l'incompétence des politiques?

La crispation française découle de l'absence de réponse de la part des politiques, droite et gauche confondues, à la question centrale de la mondialisation, qui conditionne l'identité nationale. Ce n'est pas l'immigration qui tracasse en priorité les Français, c'est la transformation profonde du contexte international: que devenons-nous dans ce nouveau monde qui ne nous ressemble pas? Quelles cartes avons-nous à jouer? Personne n'a su répondre de manière convaincante. Du coup, le sentiment de vulnérabilité, d'incertitude collectives est très grand. Les Français comptent d'autant plus sur l'Etat pour les protéger qu'ils se sentent incertains de leur place dans le monde. L'importance des extrêmes dans notre vie politique est directement fonction du poids de cette attente: les électeurs de Le Pen ne supportent pas un Etat qui se montre incapable de faire respecter l'ordre ou de surveiller les frontières, par rapport au problème de l'immigration; à l'extrême gauche, on s'insurge contre le fait que l'Etat ne soit pas l'acteur central en matière économique et sociale. Souvenez-vous comment Lionel Jospin a compromis toutes ses chances en prononçant [en 1999] la phrase: «L'Etat ne peut pas tout.»

Ce n'est pas forcément un signe de maturité démocratique...

Il existe une tradition française qui semble, en effet, très étrange. Ce peuple est parmi les plus politisés du monde, dans le sens où il manifeste des options idéologiques très marquées - le poids des extrêmes en est une bonne illustration. Mais il est en même temps un peuple peu participant. Les citoyens n'ont pas pour habitude de régler leurs affaires eux-mêmes, de militer dans un parti ou de s'engager dans un syndicat. Ils comptent sur leurs diverses élites, contre lesquelles ils ne cessent, en même temps, de protester. Quand ils se mobilisent, c'est pour refuser. La société française a très peu de capacités de proposition.

L'impuissance politique en découle...

Ce qui est sûr, c'est que les candidats fondent leur stratégie sur le principe: «Faites-moi confiance; avec moi, tout est possible.»

Est-ce un reste de personnalisation monarchique?

Je ne le crois pas. Sarkozy, Royal et Bayrou sont, au contraire, antimonarchiques, puisqu'ils ont la présomption d'incarner la «proximité». Ils représentent un nouveau type de personnages politiques, comme le prouve leur âge relativement jeune, qu'il faut situer dans le moment postmoderne.

Est-ce en soi une bonne nouvelle?

Dans un pays gérontocratique, c'est une bouffée d'air frais. Les électeurs ont l'impression d'avoir affaire à des gens de leur temps, à des personnages plus familiers, qui leur donnent le sentiment d'être «comme eux». C'est purement cosmétique, mais cela joue un rôle, notamment dans le regain d'intérêt que provoque la campagne. La bonne nouvelle s'arrête cependant là. Car Nicolas Sarkozy, Ségolène Royal et François Bayrou ont en commun d'être trois candidats issus de la décomposition de leur propre camp. Chacun incarne les contradictions, insurmontables, de sa famille politique. Ce qui produit un brouillage indissociable du renouvellement: on ne sait plus où situer les candidats. Nicolas Sarkozy fait le grand écart entre un gaullisme patriotique d'emprunt et un libéralisme sur lequel il a fondé la phase initiale de son positionnement, à savoir la «rupture». Ségolène Royal, c'est Blair et Mitterrand à la fois. Quant à Bayrou, il mène le dernier bal du catholicisme progressiste, ce qui constitue un phénomène intéressant. L'avantage que la gauche a patiemment bâti sous la Ve République provient en effet du basculement d'une grande partie de l'opinion catholique vers le Parti socialiste: c'est une gauche modérée, réformiste, humanitaire, proche des idées de Rocard ou de Delors. Ce capital électoral, aujourd'hui épuisé et qui ne se renouvelle pas, ne trouve pas à s'exprimer dans un socialisme incapable de prendre le virage social-démocrate. D'où l'attrait qu'exerce François Bayrou sur des personnalités telles que Jean Peyrelevade. Il illustre la rencontre d'options incompatibles: avec Bayrou, est-ce la gauche qui est de droite ou la droite qui est de gauche? C'est pourquoi ce phénomène paraît conjoncturel et sans grand avenir. On voit se dessiner un nuage de purée protestataire au centre de l'échiquier politique, ce qui est un comble! Qu'un centriste soit porteur d'un vote de protestation contre les deux autres familles politiques, voilà qui n'est pas banal...

La décomposition s'arrête-t-elle aux partis politiques?

Je ne le crois pas. On assiste également à la décomposition du journalisme politique, qui, dans ce pays, représente tout de même une grande tradition. Les médias sont omniprésents dans la faculté de médiation, mais eux-mêmes n'ont rien à dire. Ils se pensent de plus en plus comme chargés d'organiser un face-à-face direct entre les hommes politiques et les individus, c'est-à-dire les gens qu'ils visent comme audience. La fonction classique d'analyse, de mise en forme des différentes options du débat disparaît. Les hommes politiques dépendent de plus en plus des médias, puisqu'ils n'ont que ce relais pour s'adresser aux populations, à la suite de l'effondrement des partis. Par conséquent, ils se sont calqués sur les mœurs des médias, dont ils ont désormais une science exacte. Du coup, les médias ne peuvent qu'accompagner des candidats aussi parfaits dans leurs opérations de marketing. Et la boucle est bouclée. A partir du moment où la télévision est parfaitement assimilée par les gens qui s'en servent, les journalistes découvrent que leur marge de manœuvre est réduite à presque rien.

La dictature de l'audience est-elle la seule cause de cette perte de substance?

Je crains que ce ne soit plus profond. Tout le problème est dans cette nouvelle manière de voir le rôle du journaliste en tant que pur transmetteur, transparent et sans position personnelle. L'idéal est non plus un journaliste impartial qui sache s'élever au-dessus de son point de vue, mais un journaliste qui n'en a pas. Le cas d'Alain Duhamel est très significatif. Tout le monde se doute que les commentateurs politiques ont des opinions, ce qui est parfaitement leur droit. Or on a assisté à des cris de vierge effarouchée pour ce qui n'était qu'une confidence. Je ne comprends même pas qu'Alain Duhamel n'ait pas fait état, pour se défendre, de plusieurs articles dans lesquels il était loin d'être tendre avec François Bayrou. Le procès qui lui est fait au nom de l'idéologie de la non-idéologie est absurde. Comme si Alain Duhamel, votant pour Bayrou, n'était pas capable de faire abstraction de sa préférence partisane dans les commentaires qu'il fera au cours de la campagne! C'est un dévoiement de l'esprit public: cela rejoint la dérive des émissions télévisées qui mettent en scène des citoyens qui ne parlent que de leurs problèmes particuliers et se moquent du reste, comme si le pays n'était composé que d'atomes enfermés en eux-mêmes. On postule une individualisation radicale qui fait exploser la citoyenneté et la vide de son sens.

Que faut-il penser des sondages?

Avec la décomposition de la politique et la crise du commentaire, les sondages sont la seule chose à laquelle se raccrocher. Ils remplacent l'analyse, jusqu'à se confondre avec cette dernière. Ils sont la donnée pseudo-objective par excellence, d'où leur multiplication. Or la mauvaise monnaie chasse la bonne et l'abondance tue le genre. Inflation de pourcentages, téléscopage de résultats: la campagne devient illisible par le gonflement des instruments de mesure supposés la clarifier. Ce qui alimente à son tour le scepticisme des électeurs.

N'a-t-on pas, également, atteint les limites du marketing politique?

C'est évident, et il a fait des ravages. Après avoir assimilé les techniques audiovisuelles, tous les candidats ont intégré les recettes de la fameuse triangulation: emprunter ce qu'il faut d'idées à son adversaire pour semer le trouble dans son camp. Mais, quand tout le monde fait la même chose, ça ne marche plus! Nicolas Sarkozy fait la course en tête, donne l'impression de puiser dans un stock de thèmes porteurs, montre une capacité supérieure à proposer et, au total, donne le rythme de la campagne. Mais cela ne suffit pas pour le démarquer radicalement et lui donner une stature complètement différente de celle de sa rivale. La ficelle est un peu grosse, à l'égard de Le Pen, des anciens gaullistes et même des électeurs de gauche. N'importe quel «consommateur» de base le remarque de loin, ce qui en réduit la portée. Le marketing politique a une contrainte que les différents candidats n'ont pas bien intégrée: il ne faut pas qu'il se voie, sous peine de faire perdre au candidat sa crédibilité. C'est ainsi qu'un thème comme celui de l'identité nationale, très bien perçu par celui qui l'a propulsé, finit par prendre un aspect dérisoire à cause de la manière dont il est traité. La proposition d'un ministère de l'Immigration et de l'Identité nationale paraît déraisonnable par rapport à l'intérêt du sujet. Il faut dire que la réponse de sa rivale ne vole pas plus haut!

Diriez-vous que la campagne est nulle?

Non. Elle remue des choses importantes. Elle est frustrante parce qu'elle est placée sous le signe de la décomposition. Laquelle annonce une recomposition. L'enjeu symbolique de cette élection reste grand, car il consiste à tourner la page du mitterrando-chiraquisme.

Propos recueillis par Christian Makarian.

L’opposition gauche-droite est plutôt de l’ordre de l’affect

Philosophie magazine, février 2007

Marcel Gauchet, philosophe et auteur en 1992 d’un article « La droite et la gauche » paru dans Les lieux de mémoire* (Gallimard), reprend son analyse en regard de l’actualité.

Il y a vingt-cinq ans, alors qu’on annonçait déjà sa disparition, le clivage gauche-droite vous semblait devoir durer. Est-ce toujours le cas aujourd’hui ?

Il faut d’abord souligner sa relativisation. Depuis 1981, l’alternance politique s’est systématisée, ce qui ne contribue pas entretenir l’idée qu’il y une différence substantielle entre les camps. Le pluralisme est entré dans les mœurs. Par ailleurs, le développement de l’individualisme transforme le rapport à la politique : l’individu contemporain n’est pas un militant, il n’aime pas être rangé dans un camp. Il est un observateur du champ politique plutôt qu’un acteur véhément. Mais en réalité, le clivage gauche-droite se maintient dans une autre dimension, beaucoup plus profonde…

Laquelle ?

La dimension anthropologique et affective. L’ancrage passionnel du clivage st toujours là. Pour quelqu’un qui se sent de droite aujourd’hui, la gauche est toujours constituée de « zozos » qui ne savent pas ce qu’est la réalité, qui vivent dans les nuages. Pour quelqu’un d’inspiration de gauche, la droite est toujours peuplée de « salauds », de gens immoraux qui s’accommodent de tout ce qui est mal dans le monde en disant « c’est comme cela », alors que la seule attitude légitime serait la révolte. Cela ne définit pas des programmes politiques, c’est plutôt de l’ordre de l’affect. Les inconscients de droite et de gauche restent chevillé au corps de beaucoup d’acteurs. Il suffit d’une circonstance pour l’éveiller.

Comment expliquer l’importance des extrêmes en France ?

Principalement par la puissance symbolique et politique conservée par l’Etat et la souveraineté. Ce qui, pour l’extrême droite, est insupportable, c’est le défi à l’Etat que représentent l’immigration et l’insécurité : « Qu’est-ce qu’un Etat qui n’est pas capable de contrôler ses frontières ou de mettre en prison tous les délinquants qui dépassent ? ». Et, symétriquement, à l’extrême gauche, il y a un scandale de l’impuissance économique de l’Etat : « Qu’est-ce qu’un Etat qui ne peut rien contre la mondialisation ? ». Cette symétrie explique d’ailleurs le passage de certains électeurs d’un extrême à l’autre.

Le duel entre Ségolène Royal et Nicolas Sarkozy est-il le signe d’une recomposition du clivage ?

Ce sont des candidats de décomposition plus que des candidats de recomposition. Ils réalisent une certaine ouverture de leur camp au libéralisme. Mais incapables de le faire sur le plan doctrinal, ils le font sur le plan de l’image. C’est plus facile, et cela permet de ménager la chèvre et le chou, car l’enracinement de chacun de ces candidats dans son camp est en même temps très fort. Sarkozy se revendique de droite- ce qui est nouveau- tout en voulant la renouveler. Royal essaie de compenser son ouverture au libéralisme par une véhémente identité de gauche. L’affirmation identitaire étant ce qui permet à chacun de s’ouvrir en direction de l’autre camp.

A plus long terme, la gauche et la droite parviendront-elles à se redéfinir ?

Cette redéfinition finira bien par se faire à mesure que l’on percevra les limites de l’énorme vague libérale que nous connaissons depuis trente ans. La plus évidente est la limite écologique. Mais ce n’est pas la seule. La principale question sera alors de savoir comment réarticuler les Etats et les marchés, parce que le marché n’a pas de réponse à tout, y compris sur le plan du pilotage de l’économie. La fonction de l’Etat n’est pas seulement d’être le brancardier qui ramasse les « SDF » dans les rues après le passage du marché. L’axe de cette redéfinition tournera à mon avis autour de l’Etat-nation. Mais je ne crois pas que Sarkozy et Royal soient protagonistes de cette redéfinition à venir, à moins que l’histoire ne s’accélère vraiment…

Propos recueillis par Martin Legros.

* M. Gauchet, « La droite et la gauche », in Pierre Nora (dir.), Les Lieux de mémoire, III, Les France, 1. Conflits et partages, Gallimard, Paris, 1992, rééd. coll. « Quarto », tome II, 1997,p. 2533-2600.

Un Gauchet décapant

Sud Ouest, 13/04/2007
Marcel Gauchet incarne ce que l'héritage de mai 68 a produit de meilleur. Sympa et hors normes .

Ce démocrate conséquent réfléchit autant à la politique qu'à la religion ou la psychiatrie. Toujours socialiste, Marcel Gauchet, grand intellectuel, animateur de la revue Le Débat, parle du libéralisme à visage découvert. Serait-il passé dans l'autre camp ? Non ! « Il y a un fait libéral qui constitue l'une des articulations de nos sociétés : les libertés publiques et l'indépendance de la société civile. » De ce point de vue, tous les non-totalitaires sont des libéraux. Selon lui, le vrai partage entre la droite et la gauche se fait sur la question de la justice sociale.

Dand le cadre des Rencontres IEP-« Sud Ouest », devant un amphi plein à craquer, en compagnie de Jean-François Bège, journaliste à Sud Ouest, Marcel Gauchet a répondu avec le sourire aux questions des étudiants de Science Po Bordeaux. « Le fait libéral est organisateur de nos sociétés en matière de liberté des individus, de posséder, d'entreprendre... Le fait libéral n'est pas le libéralisme. » Selon lui, depuis les années 70 « on a assisté à la destruction du conservatisme et du socialisme dans leurs expressions extrêmes. Le fait libéral est une dimension indépassable de l'époque moderne. » Pour autant, la société civile, à ses yeux, « ne peut pas se passer de l'Etat ».

Sortie de religion. Avec malice, Marcel Gauchet parle de la droite et de la gauche comme d'« une invention locale que l'on a fait connaître au monde ! ». « La droite veut la liberté des individus et l'autorité collective, avec beaucoup de prisons autour », résume-t-il. En revanche, il estime que « le socialisme veut la liberté totale des individus sauf pour les patrons ».

« Quand François Hollande dit "je n'aime pas les riches", cela me laisse perplexe, ajoute Marcel Gauchet. Le socialisme français vit sous l'empire d'un vieux complexe par rapport à la radicalité de l'extrême gauche. Il faut sortir du décalage entre la parole et les actes. Il faut sortir de cette équation. » A la manière des Allemands ou des Anglais.

« L'Etat ne peut pas tout mais constitue l'instrument de la réforme. A condition qu'il soit efficace et réformable. » Il estime, en l'occurrence, que le PS a du mal à réformer l'Etat et souligne plus généralement « les carences du personnel politique » sur cette question.

Le philosophe s'est également appesanti hier sur la religion. Rappelant que, pour lui, « le christianisme est la religion de la sortie de la religion. La vraie question est de savoir ce que les autres religions vont faire de cette sortie. Nous assistons à une refabrication de la religion par les individus qui n'ont pas envie de subir la loi de la communauté. » Dans cet esprit, « le communautarisme est un délit imaginaire », a-t-il lancé. Illustrant son propos avec humour : « "Je connais autant de communautés juives que de Juifs" me disait un ami rabbin. »

Francis Schwartz

Fin du monopole intellectuel de la gauche ?

« La fin du monopole intellectuel de la gauche est l'un des signes de sa décomposition identitaire. Peut-être est-ce un glissement à droite, mais encore faut-il rappeler que Jacques Chirac est le chef d'Etat le plus à gauche de toute l'Europe. Je dirais plutôt que nous voyons la fin d'un certain délire catho-gauchiste qui a donné naissance à toutes les billevesées sans-frontiéristes et abbé-pierristes. »
Dixit Marcel Gauchet, cité par Elisabeth Levy in "Ces intellos qui changent de casquette" (Le Point, 12/04/2007) : http://www.lepoint.fr/content/france/article.html?id=178408

Le Débat n°144 (sur Les Bienveillantes et Conversations sur la langue française)

Le DÉBAT n°144 192 pages 16,00 €
Comment parler d'un choc littéraire ? En quoi la fiction peut-elle nous dire quelque chose sur la réalité ? Comment l'histoire nourrit-elle le roman et inversement ? Toutes ces questions et bien d'autres sont abordées dans la dernière livraison du Débat ( Gallimard) , consacré en partie aux « Bienveillantes » et notamment dans sa façon de se réapproprier via le nazisme la part maudite du XXe siècle. L'entretien entre l'historien et patron de la revue, Pierre Nora, et Jonathan Littell vaut à lui seul le détour, mais ce serait faire injustice aux contributions de Richard Millet, Florence Mercier-Leca, Georges Nivat et Daniel Bougnoux qui, par leurs questions ou leurs analyses sur tel ou tel aspect du roman, cherchent à saisir eux aussi l'événement que fut le Goncourt 2006.
SOMMAIRE
Les Bienveillantes de Jonathan Littell Jonathan Littell, Richard Millet, Conversation à Beyrouth Jonathan Littell, Pierre Nora, Conversation sur l'histoire et le roman Florence Mercier-Leca, Les Bienveillantes et la tragédie grecque. Une suite macabre à L'Orestie d'Eschyle Georges Nivat, Les Bienveillantes et les classiques russes Daniel Bougnoux, Max Aue, personnage de roman L'Allemagne entre passé et futur Thomas Serrier, Des choses cachées depuis la fondation de l'Allemagne d'après guerre. Réflexions sur Günter Grass et la Waffen-S.S. Emmanuel Devaud, Chiasme dans le vieille Europe Entre Diaspora et État-nation Eric J. Hobsbawm, Les bénéfices de la Diaspora Richard Marienstras, Pour la Diaspora Dominique Schnapper, Les bénéfices de la liberté Eric J. Hobsbawm, En guise de réponse Ran Halévi, Israël entre nation et religion Élie Barnavi, La logique d'une geurre de cent ans. Le conflit israélo-arabe Autour des Conversations sur la langue française de Pierre Encrevé et Michel Braudeau Alain Bentolila, Ne confondons pas variété et inégalité linguistiques ! Jean-Marie Borzeix, Pour prolonger la conversation Jean-Claude Chevalier, « La seule manière de défendre la langue, c'est de l'attaquer » Erik Orsenna, Lettre à Pierre Encrevé et Michel Braudeau Pierre Encrevé, Le salut par la littérature Michel Braudeau, La défense par l'illustration Henriette Walter, Présence des langues régionales Paul Bogaards, Le château de cartes de la défense de la langue française LE DÉBAT [2007]. Mars - avril 2007, 192 pages, 185 x 260 mm. Revue Le Débat (No 144), Gallimard -rev. ISBN 9782070783908. Parution : 05-04-2007.
Url de référence : http://www.gallimard.fr

Les crises de la médiation

Que deviennent les médiateurs du Livre (éditeurs, critiques, libraires, etc) face au numérique, mais surtout face à la crise que traverse toute médiation aujourd'hui et au développement d'une vision industrielle et financière du Livre ? Le 22 février 2007, Marcel Gauchet était l'invité du Colloque public sur l’avenir du Livre organisé par le Centre National du Livre pour répondre à cette question. L'intervention de Marcel Gauchet insiste sur la crise des médiations touchant l'ensemble des structures, institutions et organisations, de par la difficulté à composer entre phénomène d'individualisation de la Société et offre collective publique. Ainsi, cette crise touche les partis et les syndicats au profit des associations (alternatives aux désaffections), les médias d'information (crise de confiance qui se traduit par un débouché opératoire sur internet et une substitution virtuelle aux journalistes), les systèmes d'éducation (doutes sur les savoirs et méthodes proposés aux élèves). Le Livre est-il épargné par ce phénomène? Moins que certains domaines, mais pas totalement. La crise de confiance touche chacun des médiateurs du Livre : les éditeurs (qui choisit et pourquoi ?), les critiques et médias (d'où parlent-ils?), les libraires (au nom de quoi vendre celui-ci plutôt que celui-là ?). Via le web chacun se trouve doté d'un accès universel à toutes les sources de savoir et peut abreuver le monde de ses écrits. Heureusement, la chaîne du Livre est la moins contestée, car il s'exprime également chez les internautes le véritable besoin de sa médiation. Car lire prend du temps, et l'on a besoin des éditeurs et de leur politique éditoriale car on ne peut pas tout lire, tout comme des critiques pour être guidé dans une offre surabondante, et des libraires pour s'orienter face à la multiplication des sources.
Gauchet: L'avenir du livre face aux crises de la médiation
Marcel Gauchet

Il y a quelques mois, en juin 2006 plus exactement, j’étais sur cette estrade même dans le cadre du soixantième anniversaire de la refondation de Sciences-Po pour parler du malaise de la démocratie contemporaine et très précisément de la crise des médiations qui en constitue un aspect flagrant. C’est dire que tout le monde est à se poser les mêmes questions dans tous les domaines face à la situation actuelle. Et en effet, la crise des médiations est générale. Elle concerne l’ensemble des structures, des institutions, des organisations qui remplissent une fonction d’intermédiaire entre la demande individuelle et l’offre collective au sein de l’espace public.

L’exemple du champ politique est particulièrement illustratif. Il n’est pas utile de s’étendre longuement aujourd’hui sur la désaffection qui frappe les partis et les syndicats, désaffection plus prononcée en France que partout ailleurs en Europe. Mais c’est loin de n’être qu’un problème de nombre d’adhérents. C’est un problème de confiance dans la capacité de ces organisations à représenter les intérêts et les convictions des citoyens, à mettre en forme les composantes de la collectivité pour rendre plus efficace la négociation sociale ou pour rendre plus lisibles les choix politiques.

A cet égard, la fortune des associations, souvent présentées comme une alternative ou un remède aux difficultés des organisations trop grandes, trop générales, trop éloignées de leurs adhérents, cette floraison des associations est en fait le symptôme même de cette crise de la représentation et de la médiation. A chaque cause, à chaque problème son association spécifique. Soit. Mais comment met-on ensemble toutes ces causes ? Comment hiérarchise-t-on ces problèmes ? C’est justement cette fonction-là qui est en crise. Le ferment de l’association, c’est le refus de la médiation avec, en poussant le mouvement au bout, à chaque individu son association, qui cesse de ce fait même d’en être une.

Mais en relation avec la politique, il est tout aussi patent que la crise de confiance touche les médias d’information. Là encore, je n’ai pas besoin de m’étendre sur cette crise de crédibilité qui touche la fonction de journaliste et qui affecte directement la presse écrite, dans une moindre mesure la radio ou la télévision. Je note toutefois, parce que cela concerne directement notre sujet d’aujourd’hui, que cette crise est en train de toucher un débouché opératoire grâce à l’Internet avec la multiplication des blogs et la substitution virtuelle des citoyens aux journalistes — tous journalistes.

Dans un autre domaine beaucoup moins évident, c’est également comme une crise de la médiation qu’il faut analyser pour une grande part l’ébranlement de nos systèmes d’éducation. Ce qui est mis en question en profondeur, c’est la légitimité des institutions d’enseignement à définir ce qui doit être appris par les élèves. Ce que résume l’objection quotidiennement entendue par les enseignants : « A quoi ça sert ? » Ces systèmes d’éducation ont aujourd’hui affaire à un doute permanent sur l’utilité des savoirs proposés. Ce qui est mis en question aussi bien, c’est la capacité à proposer des méthodes et des parcours valables pour tous par rapport à la spécificité irréductible des intérêts et des parcours individuels.

J’en arrive à notre domaine du livre. A première vue, on pourrait le croire largement épargné par le phénomène. Editeurs, libraires, critiques, bibliothécaires ne paraissent pas aussi directement contestés dans leur rôle ou dans leur fonction. Si ce n’est peut-être la critique, mais parce qu’ils sont pris dans la malédiction générale qui pèse sur les médias. Et pourtant, de manière sourde, de manière insensible, les professions de la chaîne du livre sont peut-être les plus profondément concernées par cette crise de la médiation. Parce que la technique met à l’ordre du jour l’horizon utopique de leur disparition. Grâce à l’Internet, virtuellement plus besoin d’éditeurs, de critiques, de libraires, de bibliothécaires.

Dans ce nouvel espace public, tout livre écrit a vocation à être rendu accessible à tous sans intermédiaire, et cela, gratuitement, hors de tout échange marchand et de toute structure commerciale. Ses lecteurs, il les trouvera grâce aux relais construits par l’intelligence collective des critiques naturelles que font chacun des usagers de la toile, faisant bénéficier les autres de leur expertise. Sans doute subsiste-t-il quelques problèmes de conservation et de patrimoine. Mais il n’y a guère plus à demander aux bibliothécaires que la mémorisation du patrimoine accumulé ait une superbe maintenance du réseau, qui pour le reste les laisse à l’écart de la relation du lecteur au livre.

Utopie, disais-je. Et je souligne le mot. Mais utopie dont on voit bien la pression qu’elle exerce à tous les échelons de la chaîne du livre. Qui t’a fait éditeur ? Qui te met en position de choisir ce qui dans la production te paraît digne d’être porté à la connaissance du public et valorisé ? Qui t’a fait critique ? Qui te justifie de donner ton avis plutôt qu’un autre ? Au nom de quoi es-tu justifié à vendre ceci plutôt que cela ? Toute librairie étant à la fois insuffisante dans son offre et trop peu neutre dans ses choix, au regard de la librairie universelle que chaque client a de par la technique dans l’esprit quand il franchit aujourd’hui les portes de n’importe quelle boutique du livre. Questions qui valent mutatis mutandis pour le bibliothécaire moyennant une légère adaptation.

Le cas du livre est doublement intéressant. D’abord parce qu’il met en lumière plus fortement que tout autre ce qui est au principe de cette crise générale de la médiation. Il est intéressant, ensuite, parce qu’il fait apparaître non moins fortement les limites de cette crise de la médiation. Ce qui est au principe de cette crise fondamentalement, c’est le phénomène d’individualisation qui travaille nos sociétés et qui remet en question l’ensemble des rapports sociaux et des structures collectives. Immense question que je ne peux faire plus ici que signaler, qui se résume dans la phrase que l’actualité nous montre au combien en avant : Et moi dans tout ça ? Voilà la question qui est à l’œuvre aux différents niveaux que j’ai évoqués. Si la chaîne du livre est dans le principe plus concernée que tout autre secteur, c’est parce que le principe d’individualisation a trouvé dans ce domaine, grâce à la technique, avec l’internaute, la concrétisation de la figure de l’individu pur, hors médiation, doté d’un accès universel à toutes les sources d’information et d’une capacité de toucher le monde entier par ses productions intellectuelles sans intermédiaire.

Internet, en ce sens, c’est le média absolu, la médiation qui supprime toutes les autres médiations, qui les rend inutiles. En même temps, d’autre part, les dimensions mêmes de ces possibilités illimitées font apparaître ce qu’il y a d’intenable dans cette disparition des médiations. Le même individu, auquel toutes les possibilités sont ouvertes, est aussitôt débordé par cette offre qui l’écrase et au milieu de laquelle il est perdu. Que lire ? Où chercher ? Comment s’y retrouver ? La destruction virtuelle de toutes les médiations en fait ressurgir l’impérieuse nécessité.

Ce pourquoi, si dans le principe, la chaîne du livre est la plus radicalement secouée. Dans les faits, elle est plutôt moins contestée que les autres. Parce qu’elle est le domaine où le besoin de la médiation se fait sentir avec le plus d’évidence. On est bien content de pouvoir compter sur les éditeurs pour vous épargner de tout lire, ce qui leur revient à eux. On est bien content de trouver des critiques, même si c’est mal au milieu d’une offre surabondante. Et on est bien content de pouvoir trouver des libraires et des bibliothécaires pour aider à vous orienter face à une multiplication immaîtrisable des sources.

La chaîne du livre, dans ce contexte, a deux atouts pour elle. La force intrinsèque de l'objet livre et la clarté de sa fonction médiatrice à tous les niveaux. Monsieur le Président, je crois que j'ai tenu exactement les dix minutes

Elections présidentielles: l'originalité des Français

France Inter, Parenthèses, 07/04/2007

Gauchet: Election présidentielle. L'originalité des Français

Laurence Luret : J-15 jours avant le premier tour de l'élection présidentielle pour laquelle, cette fois-ci, les Français semblent se passionner. Les attentes sont très fortes, mais que peut le politique face à une vision libérale mondialisée? C'est à cette question que va tenter de répondre le philosophe Marcel Gauchet.

On va essayer ensemble de voir comment le philosophe peut redonner du sens à la politique. Les attentes, les hésitations des Français par rapport à cette élection présidentielle sont, dîtes-vous, le fait de leur originalité : ils n’arrivent pas à se résigner à la grande vague libérale actuelle. Pourquoi ?

Marcel Gauchet : De part leur Histoire, de part l’héritage du passé qui les a façonné. Le mouvement du monde depuis deux ou trois décennies prend profondément à contre pied le modèle historique implicite dans lequel les Français ont construit leur identité politique et sociale. Tout cet ensemble de repères est bousculé par un autre univers de repères intellectuels et pratiques qui arrivent d’un modèle beaucoup plus anglo-saxon qui privilégie le contrat par rapport à la loi et à l’Etat, qui met l’accent sur l’intérêt individuel par opposition à la recherche de l’intérêt général (qui est la grande passion des Français), etc.. On peut détaillé à l’infini ces modèles mais je crois que c’est cela la situation particulière de la France. On le voit bien, nos entreprises sont extrêmement insérées dans la mondialisation mais sur un autre plan, culturellement, les Français sont à la fois pessimistes sur l’avenir, beaucoup plus que les autres, ils ont beaucoup plus peur de la mondialisation que les autres pays européens et ils se sentent profondément atteints dans leur identité sans très bien savoir nommer ce qui est en cause.

L.L. : Mais en quoi cette campagne témoigne-t-elle de notre attachement à cette idée, selon vous, que le politique a la capacité de modeler le monde ?

M.G. : D’abord, l’intérêt même pour la campagne est très significatif. Les Français sont probablement le peuple, européen en tout cas pour ne pas aller chercher trop loin nos comparaisons, qui croit le plus à la politique, qui continue de croire envers et contre tout en la politique, donc qui manifeste évidemment une immense déception quand la politique ne fonctionne pas. Exemple : l’extrême méfiance à l’égard et de la Droite et de la Gauche dont témoignent tout les sondages.

L.L. : Mais est-ce que cette croyance française en la capacité du politique n’est qu’une illusion ?

M.G. : Non. Elle ne l’est pas dans le principe. Le problème est que la politique telle qu’elle fonctionne actuellement est très peu en prise à la fois sur les attentes des Français et sur la situation économique qui tend à prévaloir. D’où ce grand malaise politique et ce climat de révolte, de méfiance qui travaille le pays.

L.L. : En quoi les sociétés libérales veulent-elles tout ramener à la politique en opposition au politique ?

M.G. : Pour la vision libérale, il y a à la base les individus et la politique n’est jamais que le prolongement des intérêts des individus. Donc ce qui prime ç’est le compromis, la transaction entre ces différents intérêts individuels. La politique ç’est l’expression des individus. Le politique ç’est quelque chose de beaucoup plus ambitieux puisqu’il cherche à se placer du point de vue de l’ensemble collectif et de définir la société juste comme ensemble. Donc, bien sûr à partir des libertés des individus mais néanmoins en cherchant ce qui est avant tout commun à ces individus. Ce n’est pas du tout en fait la même démarche même si le langage est souvent commun et que cette distinction dans la pratique est très embrouillée. Néanmoins le partage est très profond.

L.L. : Cela veux dire que, de votre point de vue, la position libérale se trompe en pensant qu’elle peux se passer du politique?

M.G. : La position libérale, philosophiquement, me semble en effet méconnaitre la puissance de la dimension collective en plaçant une foi excessive dans la capacité des individus de définir leur monde commun.

L.L. : Comment à long terme Gauche et Droite peuvent-elles se redéfinir face à une vision libérale mondialisée ? Est-ce que ce n’est pas cela le défi aujourd’hui ?

M.G. : Bien sûr. C’est le défi puisque ce porte-à-faux français dont je parlais vis-à-vis de l’environnement socio-économique dans lequel nous sommes contraints d’évoluer se traduit par un côté par de très fortes crispations sur le passé. C’est je crois cette situation qui explique largement le poids des extrêmes dans la politique française. L’extrême droite ce sont les gens qui ne résignent pas à ce que l’Etat ne soit plus dans la capacité de faire régner l’ordre, la sécurité, le contrôle des frontières et tout ce qu’on veux. Les gens d’extrême gauche, ce sont des gens qui ne résignent pas à ce que l’Etat ne maitrise pas la marche de l’économie. En même temps, rester enfermé dans cette nostalgie d’une époque où l’Etat avait les capacités qu’il n’a plus ne peux nous mener nulle part. Le grand problème des Français ç’est, je crois- ç’est ce que leur classe politique n’a pas su faire d’ailleurs jusqu’à présent- trouver une manière d’être conforme à leur tradition, à leur passé, à ce qu’ils sont profondément, en accord avec le monde tel qu’il est. Je crois que ç’est ce travail là qui va donner d’autres contenus à ce que veux dire être de droite, à ce que veux dire être de gauche dans la période qui vient. Il se fera de toute façon. Pour le moment, il a beaucoup de mal à se faire mais l’avenir est ouvert.

L.L.: Rendez-vous aux prochaines présidentielles alors. Merci Marcel Gauchet.

C'est dans Libé du samedi 7 avril: un article d'Eric Aeschimann, Au royaume de l'inné, sur la polémique suscitée par les propos de Nicolas Sarkozy dans le dernier numéro Philosophie magazine où il affirme croire à un déterminisme génétique: «C'est un mode de pensée assez banal, reflet du grand courant de pensée dominant au niveau mondial : le courant naturaliste, biologisant, néodarwinien, pour qui l'inné prime l'acquis», résume, d'un air un peu rigolard, Marcel Gauchet, rédacteur en chef de la revue le Débat et historien des idées. «En France, on a longtemps feint d'ignorer ce qui se passait à l'étranger dans ce domaine, poursuit Marcel Gauchet. Mais il ne sert à rien de hurler ou d'opposer des grands jugements moraux. Mieux vaut essayer de comprendre et d'opposer des arguments de fond.»

Clivage droite/gauche, Politique réalité ou réalité politique ?

On ne compte plus les études statistiques sur ce point, il suffit de se reporter au Vote de tous les refus de Pascal Perrineau ou à L’état de l’Opinion d’Olivier Duhamel. Ces études soulignent toutes, ainsi qu’il fallait s’y attendre, que de plus en plus d’électeurs estiment que le clivage droite/gauche est dépassé. Comme s’ils avaient plus de difficulté qu’auparavant à donner un contenu à ses deux notions, comme si à leurs yeux la différence entre la droite et la gauche s’était brouillée. Mais dans le même temps, qui le nierait, il est évident que ce clivage persiste. Pour Marcel Gauchet, cette apparente contradiction s’explique par le fait que le clivage droite/gauche s’est moins atténué qu’il ne s’est profondément relativisé. Il est en quelque sorte devenu « négatif » au sens où les électeurs s’identifient surtout au refus de l’autre camp alors qu’ils s’identifiaient à leur propre camp. Pour beaucoup d’électeurs de gauche, qu’est la droite sinon avant tout l’anti-gauche ? L’intégration du pluralisme politique explique largement cette relativisation du clivage droite/gauche. L’alternance est rentrée dans les moeurs, la coexistence des deux camps norme désormais la conscience politique. Sans doute, ce pluralisme est-il de résignation mais il conduit néanmoins à concevoir le clivage persistant entre la droite et la gauche d’une autre façon. La vraie question est devenue : comment retrouver une identité politique fondée sur des principes à l’heure du pluralisme ? Je vous propose de visionner l’intervention de Marcel Gauchet au débat organisé le 30 octobre 2006 par Génération d'idées, association de trentenaires et quadras, sur la pertinence du clivage droite-gauche. Le rédacteur en chef de la revue Le Débat considère ainsi ironiquement qu'« en apparence, le clivage droite-gauche semble avoir pris un sacré coup dans l'aile. Chaque camp a perdu son fonds de commerce: la révolution pour la gauche, et les traditions à conserver pour la droite ». Leur opposition est malgré tout « en bonne santé, s'amuse-t-il . D'ailleurs, c'est nous qui l'avons exportée dans le monde entier. Un bon produit en somme...»

Europe et nations : Quelle forme politique pour l’Europe ?

Ecole normale supérieure, 12/05/2006
Dans quelles conditions se formule le problème de la forme à donner à l'Europe politique? Marcel Gauchet traque l'origine du « problème européen ». Pour lui, « la fuite en avant de l'élargissement n'a fait qu'amplifier un défaut d'identification ». Plus l'Europe avance, « moins elle sait ce qu'elle est et doit être ».

La thèse développée dans cette conférence donnée par Marcel Gauchet est que la construction européenne est le fruit du travail historique des nations et que « le problème européen » est un problème d’articulation entre les nations et la civilisation.

« La civilisation est le produit commun des nations ; elle les transcende ; elle est leur horizon universel. Elle est ce qui justifie de les dépasser. Dans l’autre sens, la civilisation ne peut pas exister par elle-même et pour elle-même indépendamment des nations ; elle a besoin de leur support ; (…) Le problème est de trouver un juste équilibre entre les deux ordres d’exigences » (in Le Débat, n° 129, mars-avril 2004).

L’approfondissement politique et démocratique de la construction européenne n’est donc possible qu’à travers l'« articulation de la forme politique et de la matière historique ».

Regard sur la présidentielle 2007

Invité de la chaîne parlementaire, Marcel Gauchet a répondu aux questions de Michel Grossiord, ElisabethLévy, Guillaume Tabard et Vincent Giret sur le début de la campagne électorale française