Bilan d'une séquence politique

Europe 1, 26/05/2007

Marcel Gauchet était l’invité samedi matin de l’émission de Dominique Souchier sur Europe1, C’est arrivé cette semaine.

Gauchet: Europe 1, 26/05/07

Dominique Souchier : Marcel Gauchet, merci d’abord d’être là parce qu’on ne vous avait pas entendu depuis l’élection présidentielle. Vous observez la vie politique mais vous êtes philosophe donc vous la regardez forcément autrement que ceux qui la font et même que nous les journalistes. Qu’est-ce qui n’était pas prévisible ? Qu’est-ce que vous, vous n’aviez pas prévu de ce qui est arrivé dans notre pays depuis un mois ?

Marcel Gauchet : Ce qui n’était pas facile à prévoir c’était d’abord le creusement de l’écart entre les deux camps. Tout les bons observateurs, tout les bons analystes prévoyaient une élection serrée et en fait l’élection a été non pas une élection de maréchal mais tout de même une élection avec une différence très considérable en faveur de Nicolas Sarkozy. Je crois que, honnêtement, très peu d’observateurs sérieux s’y attendaient.

D.S. : Cela tient à quoi ?

M.G. : Cela tient, je pense, essentiellement à ce qui s’est révélé dans la dernière ligne droite contre toutes les prévisions : la faiblesse de la candidate socialiste Ségolène Royal. Là aussi, les prévisions des bons observateurs allaient plutôt dans l’autre sens en se disant que Sarkozy serait fort au premier tour et aurait des problèmes au second tour parce qu’il n’avait pas de réserves à droite et que, d’une certaine manière, il avait contre lui une coalition de rejet; alors que Ségolène Royal incarnait le projet d’avenir que le socialisme a toujours pour vocation d’incarner, qu’elle était beaucoup plus consensuelle et qu’elle avait pour elle le vote femme. Rien de tout cela n’a fonctionné. Au contraire, Sarkozy a dynamisé sa campagne dans ce deuxième tour quand, en revanche, Ségolène Royal s’est un peu affaissée et n’a pu convaincre.

D.S. : je suis un peu surpris de votre réponse parce que je vais lire ce vous dîtes cette semaine dans l’hebdomadaire Le Point. Vous commencez par saluer la grande partition qu’ont jouée les principaux candidats et vous ajoutez ceci : « Ségolène Royal est apparue comme une égolâtre, François Bayrou a semblé franchement mégalomane, et Nicolas Sarkozy donne l’impression d’être légèrement "agité du bocal". » Là, ils sont à égalité ?

M.G. : Sur ce chapitre ils sont à égalité. Ils sont d’ailleurs à égalité sur ce qui a été la très bonne qualité globale de la campagne en terme de propositions politiques. Ce n’est pas par hasard qu’un nombre aussi important d’électeurs sont allés voter, à la surprise générale là aussi.

D.S. : Cela tient à eux ?

M.G. : En grande partie mais pas uniquement. Cela tient à la dramatisation d’une élection qui était la première « vrai » élection présidentielle depuis douze ans puisque, en fait, le peuple souverain a été volé de l’élection en 2002. On peut dire que cela a été une élection où les candidats, les uns et les autres, ont offert aux citoyens de quoi se mobiliser.

D.S. : Marcel Gauchet, Nicolas Baverez dit dans Le Point qu’avec l’élection de Nicolas sarkozy et ce qu’il fait depuis qu’il est élu, « on est entré dans la VIe République. On se retrouve dans un régime franchement ouvertement présidentiel ». Jacques Attali parle dans L’Express de « monarchie quinquennale ». Vous êtes d’accord ?

M.G. : On va voir. C’est un peu tôt pour le dire. Cela en prend l’allure sauf qu’il faudra voir comment fonctionne ce système présidentiel. Est-ce qu’il s’agira d’une présidentialisation de la communication, l’exécution étant confiée malgré tout au Premier ministre avec sa prose, ses conflits et ses négociations compliquées? Est-ce qu’il va s’agir carrément d’une prise en charge de la conduite de la politique dans tout ses aspects par le Président de la République ? C’est ce qu’on va voir au court des mois qui viennent.

D.S. : Vous qui avez écrit il y a plus de vingt ans dans votre revue Le Débat « Les droits de l’homme ne sont pas une politique », qu’est-ce que vous pensez de la nomination de Bernard Kouchner comme ministre des Affaires étrangères et européennes ?

M.G. : Je n’en sais rien parce que j’attends de voir. Je n’ai pas vu d’ailleurs que Bernard Kouchner a déclaré qu’il était le ministre des droits de l’homme et des affaires étrangères en plus des Affaires européennes. Donc, que va être la politique étrangère de la France ? C’est une des plus grandes inconnue. Est-ce qu’il va y avoir un véritable changement par rapport à la realpolitik gaulliste que Jacques Chirac et François Mitterrand en fait avaient globalement maintenue avec des inflexions ? Est-ce qu’on va entrer dans une nouvelle politique plus atlantiste, Bernard Kouchner était partisan de la guerre en Irak, d’un rapprochement avec les Etats-Unis et d’une inflexion très significative en direction d’une politique des droits de l’homme ? D’ailleurs, on ne voit pas très bien la cohérence parce que la politique des droits de l’homme de la part des américains en Irak je ne la discerne pas vraiment. Tout cela me semble encore très confus.

D.S. : André Glucksmann qui se trouvait à votre place samedi dernier disait qu’enfin le Quai d’Orsay qui était comme en autarcie, il disait même en « extra-territorialité », va enfin en sortir et qu’on va enfin pouvoir vraiment débattre de la politique étrangère.

M.G. : Ca c’est la pure fiction des débuts de règne. On nous promet ça à chaque fois. Chacun sait bien qu’en France le thème des élections présidentielles est « je vais vous rendre le pouvoir ». « La France présidente » disait Ségolène Royal. Rassurez-vous, le domaine réservé fonctionne immédiatement et à grande vitesse. Alors sur quelle modalité cela va se faire, on le saura avant longtemps mais j’ai les plus grands doutes sur la grand débat sur la politique étrangère. On commence d’ailleurs sur les chapeaux de roue : un traité européen simplifié, négocié dans la coulisse et soustrait au suffrage des citoyens. Donc je crois que rien n’a changé sur ce chapitre.

D.S. : On va reparler du traité simplifié mais l’ « ouverture » vous paraît aussi à ranger dans les gadgets politiques ?

M.G. : Vieille ficelle, usée jusqu’à la trame. Qui ne sait parmi les citoyens qu’il y a toujours de grandes consciences à vendre pour pas cher.

D.S. : Vous y allez !

M.G. : comment voulez-vous appeler cela ? Je crois que personne n’est dupe de ce genre de ficelle. Cela sème vaguement le trouble surtout dans les consciences militantes mais très peu chez les citoyens qui l’accueillent en générale avec un grand scepticisme et qui se rappellent encore que François Mitterrand avait fait une audacieuse ouverture au centre en 1988. Le moins que l’on puisse dire c’est que cela n’a pas profondément marqué la politique française à l’époque. De même, on aura complètement oublié cette ouverture dans quelques mois.

D.S. : Dès lors que les Français ne doivent pas vouloir d’une nouvelle cohabitation, quel objectif doit afficher le Parti Socialiste pour les élections législatives et au-delà de celles-ci ?

M.G. : La mauvaise méthode c’est celle qu’il a adopté qui est de mendier auprès des citoyens un suffrage en disant : « Il faut qu’il en reste un peu pour nous ». Ce n’est pas une bonne ligne politique. S’il se décidait dès à présent à dire qu’il a tiré certaines leçons du suffrage qui vient d’avoir lieu et que ces élections marquent le début d’u processus de renouvellement de son offre politique, il aurait à mon avis de meilleures chances de convaincre.

D.S. : Cela passera là aussi par le renouvellement des générations ?

M.G. : Sûrement. Je crois qu’un des traits marquants de l’affaiblissement du Parti Socialiste c’est que Ségolène Royal à elle seule n’a pas suffi à incarner le renouvellement. Qu’est-ce qu’il y avait autour d’elle qui le représentait ? On allait revoir les même. C’est bien là qu’est la grande question pour le Parti Socialiste dans les prochains mois, dans les prochaines années.

D.S. : Une toute dernière question. Entre ce qu’on a dit au soir du premier tour, « il y a enfin un centre », et ce qu’on dit aujourd’hui, « il n’y a plus du tout de centre », quelle est l’analyse de Marcel Gauchet ?

M.G. : Je n’ai jamais dit : « il y a enfin un centre ». Je n’ai jamais vu dans ce centre incarné par François Bayrou qu’un effet d’optique électoral très momentané qui risquait très peu de déboucher sur une formation politique constituée, solide et permanente.

D.S. : Merci Marcel Gauchet.

M.G. : Merci à vous.

D.S. : Je ne suis pas sûr qu’il y en ait beaucoup qui y ai retrouvé leur compte.