Nicolas Sarkozy, un symptôme de son temps

Acteurs de l'économie, mai 2008.

« L’Homme n’est pas naturellement constitué pour faire vivre la démocratie », assure Marcel Gauchet. Fort de ce postulat, l’historien et philosophe, auteur depuis plusieurs années d’une profonde investigation de la démocratie, détaille l’instant historique qui expose la démocratie contemporaine à une « crise de croissance ». En cause : le triomphe immodéré des droits humains et de l’individualité, auquel l’exercice excessivement personnalisé du pouvoir fournit une implacable résonance. « Le Président de la République est un symptôme de son temps ».
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Acteurs de l’économie - Vous avez étudié l’histoire de la démocratie. Elle apparaît à vos yeux aujourd’hui en « crise de croissance ». Quels en sont les symptômes et les répercussions ?

Marcel Gauchet - Pour la comprendre, la démocratie doit être examinée dans sa dimension et son mouvement historiques. En 2008, les caractéristiques de la démocratie sont très éloignées de celles déployées en 1908. Soixante-dix ans plus tôt, Tocqueville avait identifié l’égalité des conditions comme le ferment de la démocratie. Ce fondement demeure, mais la démocratie ne s’y réduit pas. Et l’évolution de la démocratie n’emprunte pas une quelconque forme de « croissance organique » au nom de laquelle, comme l’enfant passe à l’état adulte, elle franchirait linéairement les paliers de la maturité et de l’efficience. La réalité est autre. La démocratie prend appui sur trois piliers, qui ne progressent pas de manière mécanique ou similaire: les droits humains, l’Etat nation, enfin l’orientation historique, directement greffée à la donne économique et qui fournit son originalité à la démocratie moderne. L’enjeu et la difficulté de la démocratie contemporaine, c’est d’ajuster ces différentes composantes dont la compatibilité n’est pas naturelle. La « crise de croissance » que traverse aujourd’hui la démocratie prend appui sur un phénomène spécifique: nous connaissons un haut niveau de prospérité collective, qui dote les droits individuels d’une expression sans commune mesure avec le passé. Mais l’ampleur acquise par ces derniers est conquise au détriment des autres composantes et déstabilise l’ensemble. Résultat, concomitamment nous bénéficions d’une liberté individuelle sans précédent et subissons une impuissance collective de plus en plus flagrante: la liberté de tous et l’absence de pouvoir général. La recherche d’un meilleur équilibre est inévitable.

Une démocratie « en crise » ne signifie pas qu’elle est malade…

La démocratie est pleine de santé, mais d’une manière qui rend très difficile d’articuler ses dimensions.

L’un des principaux maux dont souffre la démocratie, c’est la sacralisation de l’individu, des droits individuels, qui dissolvent le sentiment d’appartenir à un collectif et le devoir d’y prendre part. Tout cela fait qu’« à la souveraineté du peuple se substitue celle de l’individu ». La politique de Nicolas Sarkozy, fondée sur l’individualisation - des initiatives, des récompenses, des sanctions… et de sa propre action -, aggrave-t-elle ce diagnostic?

Je le crains. A propos de la société, le Président de la République a produit de justes perceptions de son évolution, mais aussi un diagnostic hâtif sur ses problèmes. Déterminé à « coller » aux aspirations des électeurs, il est aussi dépendant de leurs contradictions. Sa politique tout à la fois va dans le sens d’un individualisme renforcé et réclame à chaque individu de se plier davantage à la discipline collective. Prise entre ces deux feux antithétiques, elle déploie alors une grande incohérence. Et les chances d’aboutir à une réconciliation sont très modestes.

La démocratie est-elle déniée lorsque le Président de la République conteste la décision du Conseil constitutionnel (loi sur la rétention de sûreté) et espère la contourner en sollicitant le premier Président de la Cour de cassation pour réexaminer le sujet?

Il s’agit moins d’un déni que d’une ineptie. Au point que cet épisode est à mes yeux mystérieux. Il témoigne d’une telle maladresse, que je ne peux y voir que l’effet d’un style individualiste de pouvoir, une forme de caprice personnel.

La stratégie présidentielle d’être en première ligne vis-à-vis du peuple, de court-circuiter le gouvernement, et de se rendre premier responsable de la politique développée, constitue-t-elle une avancée ou un recul de la démocratie?

C’est la marque d’une grave confusion, mais qu’il est possible de rectifier. Notons toutefois que l’aspiration à la responsabilité est très respectable, et succède à un système institutionnel marqué par un abus d’irresponsabilité présidentielle. Il faut saluer la volonté de Nicolas Sarkozy de riposter à cet abus en se chargeant de la responsabilité de la conduite des affaires. Mais il existe une limite, au-delà de laquelle l’exercice du pouvoir devient « egocratie ».