La démocratie en quête de nouveaux équilibres

L'Avènement de la démocratie, de Marcel Gauchet, un passionnant essai de philosophie politique.

Marcel Gauchet inflige à son lecteur le supplice de Tantale. Après l'avoir alléché en lui laissant espérer une explication de la crise de la démocratie, il lui demande de digérer trois tomes de réflexions préalables avant d'accéder à la conclusion que lui apportera un quatrième tome dont la date de publication reste incertaine. Il est pourtant précieux de lire les seuls deux premiers tomes aujourd'hui parus de la somme qu'il consacre à l'histoire de la démocratie.

Car, à vrai dire, il n'y a pas vraiment de suspense. Il suffit, en effet, d'avoir déjà lu son ouvrage de 2002 intitulé La Démocratie contre elle-même pour se faire une idée assez précise de l'interprétation que propose le philosophe du désarroi que connaissent en ce moment les démocraties modernes. Mais le risque inhérent à l'analyse d'une situation conjoncturelle étant de passer à côté de tendances lourdes qui ne se repèrent que sur de longues périodes, la nécessité d'une prise de recul, d'une mise en perspective historique s'impose. En d'autres termes, les problèmes vécus par les démocraties de l'an 2000 ne peuvent être compris tant qu'on ne les replace pas dans la dynamique de l'avènement de la démocratie, à l’œuvre depuis plusieurs siècles et dont le moment présent ne constitue qu'une étape. D'où la volonté de Marcel Gauchet de remonter aussi loin que nécessaire dans le temps pour éclairer le vécu d'aujourd'hui. Sujet qu'il résume parfaitement en disant que « c'est comme une anamnèse de l'état actuel de trouble de la démocratie que cette généalogie a été conçue ».

L'ample dimension du travail de Marcel Gauchet tient aussi à une seconde raison, à savoir sa conception de la démocratie. Il refuse de la réduire à une simple dimension institutionnelle - comme la pratique du suffrage universel. Pour lui, le phénomène démocratique est engendré par le changement d'univers qu'entraîne la sortie du religieux. Il concrétise l'effort de la communauté humaine pour acquérir son autonomie et inventer un nouvel ordre qui ne soit pas dicté par les dieux. C'est donc l'ensemble du devenir moderne qu'il faut prendre en considération pour comprendre l'aventure démocratique. Plus précisément, l'instauration de la démocratie recouvre les trois dimensions dans lesquelles s'incarne la révolution de l'autonomie : la première est politique, à savoir l'émergence de l'Etat-nation comme détenteur du pouvoir ; la deuxième est d'ordre juridique et va déboucher sur la primauté des droits de l'homme ; la troisième, historique, vise à donner aux hommes la capacité de définir et de maîtriser ce que sera leur avenir collectif. Suivre l'histoire de la démocratie revient donc à repérer la façon dont s'effectue le progrès dans ces trois directions. Or, on constatera vite que, même si les sociétés démocratiques ont l'ambition de se développer dans ces trois dimensions à la fois, elles se heurtent aux contradictions qui surgissent entre ces trois logiques. A chaque fois que se produit une avancée de l'un de ces trois vecteurs de la modernité, l'équilibre antérieur est remis en question et il faut inventer une nouvelle combinaison.

C'est en utilisant cette grille que Marcel Gauchet nous invite à une nouvelle lecture de l'histoire des deux derniers siècles. C'est elle qui lui permet d'analyser les diverses crises qu'ont connues les régimes démocratiques au fur et à mesure de leur développement, crises dont celle qu'ont subie les démocraties libérales à la fin du XIXe siècle est un spectaculaire prototype. Sans reprendre le détail de ces analyses, retenons-en que l'histoire de la démocratie ne peut être qu'une succession de phases de déstabilisation et de reconstruction. Dans la mesure où la démocratie prétend réaliser l'unité de la multiplicité et où elle ne renonce pas à faire avancer son autonomie, elle ne peut faire l'économie de ce que Marcel Gauchet définit comme des « crises de croissance ». « Cette adversité intime qui tenaille la démocratie et qui l'écarte d'elle-même n'est provoquée par rien d'autre que par l'approfondissement de son essence et le développement de ses différentes dimensions. » C'est visiblement l'une de ces crises que nous traversons aujourd'hui, sans que l'on puisse en prévoir l'issue.

On aura compris qu'il n'est pas nécessaire d'attendre que l'auteur analyse la crise actuelle pour apprécier la nouveauté du regard qu'il nous oblige à porter sur l'histoire que nous vivons sans forcément en comprendre les ressorts. Surplombant de très haut les habituelles chroniques événementielles, il nous confronte aux questions fondamentales que les spécialistes de la politique se gardent bien de formuler, qu'elles concernent la nature des liens entre les hommes ou le degré d'autonomie auquel nous pouvons espérer. Sans prétendre apporter de réponse, le philosophe démontre ici avec éclat à quel point il peut au moins nous aider à acquérir quelque lucidité.

Jean Dubois

Les Echos, 6 décembre 2007

Ce que nous avons perdu avec la religion