Un changement de perspective à chaque âge de la vie

Constructif, n°20, juin 2008

Selon le philosophe Marcel Gauchet, l'allongement de la durée de la vie signifie un remodelage de la compréhension sociale de tous ses âges. Dans son entretien à Constructif, il explicite les changements induits par cette évolution pour chacune des générations.

Quand vous avez « lancé » le concept de redéfinition des âges de la vie, qu'entendiez-vous par là ?

Marcel Gauchet: Mon objectif était tout simplement de faire apparaître la cohérence d'ensemble de changements bien répertoriés, mais étudiés isolément : le vieillissement, les nouveaux retraités, l'étirement de l'adolescence, les conditions inédites de l'entrée dans la vie, l'enfant-roi, etc. Il m'a semblé qu'il s'agissait d'un remaniement global, lié, pour le principal, à l'allongement de la durée de l'existence. Une vie plus longue implique, de proche en proche, le remodelage de la compréhension sociale de toutes ses étapes et de toutes ses phases.

Que signifie concrètement ce remodelage de la compréhension sociale, d'abord pour les jeunes ?

On n'entre pas dans une vie longue, avec un horizon de soixante ans d'existence devant soi à 20 ans, voire davantage (c'est 80 ans pour les jeunes filles d'aujourd'hui en France), comme on entre dans une vie courte qui vous laisse espérer vingt ou trente ans au mieux. Personne n'y réfléchit de manière directe, mais le changement de perspective fait sentir insensiblement ses effets. Les adultes qui ont des enfants et des jeunes en charge ne regardent plus de la même façon l'éducation qu'ils doivent leur donner, et cela inconsciemment, encore une fois, pour l'essentiel. La préparation à la vie ne peut plus être la même. Tout le monde en vient à admettre que l'entrée dans l'existence active ne presse pas. L'important, de même, dans cette phase préparatoire, ne peut plus être l'acquisition d'un métier, d'une utilité sociale immédiate, qui aura vingt occasions de changer par la suite. Chacun le ressent confusément, l'important c'est d'accumuler du potentiel pour être en mesure de faire face à l'inconnu d'un avenir lointain. Il s'agit d'abord d'être soi-même, parce que c'est tout ce qui restera comme un pivot stable par rapport à une suite dont on ne sait rien. Je m'en tiens aux lignes générales les plus évidentes, mais il y aurait toute une description fine à faire des modifications qui s'introduisent de partout, au quotidien, sous cette pression.

Si se préparer à la vie devient se préparer à l'inconnu, n'y a-t-il pas là une insoutenable pression sur les générations jeunes ? Comment peuvent-elles y faire face ? Leurs parents - qui n'ont pas connu ce type d'incertitudes - peuvent-ils les y aider ?

Ne dramatisons pas. Cet enjeu n'est pas pris de face, il n'est pas vécu de manière réflexive. Il intervient sous la forme d'une pression diffuse, qui se traduit le plus directement dans l'importance attachée à la personnalité de l'individu. Elle détache chaque soi de ce qu'il pourra devenir concrètement plus tard, qui cesse de compter. Anciennement, c'était le métier ou l'état à acquérir qui avait la priorité. Désormais, c'est l'individualité qui aura à endosser différents jobs ou rôles avec lesquels il ne faut surtout pas la confondre. La demande de formation en sort considérablement accrue et, en même temps, elle devient beaucoup plus difficile à satisfaire. C'est l'une des croix des systèmes éducatifs actuels. Quels contenus donner à cette formation ? Ils apparaissent toujours trop étroits, trop spécialisés, trop datés, trop menacés par l'obsolescence. On veut apprendre, mais apprendre à apprendre seulement, sans rien savoir de trop déterminé si c'est possible. D'un côté, des formations professionnalisantes sont bien utiles pour entrer dans la vie. Mais, de l'autre côté, elles apparaissent comme des réponses de court terme à un problème de long terme - des réponses mutilantes, en fin de compte. Cette indétermination se retrouve dans la difficulté de beaucoup de jeunes à choisir leur voie, dans leur tendance à différer les engagements. Car choisir, c'est se priver de tout le reste, de ces potentialités innombrables qu'il est tentant de cultiver le plus longtemps possible par devers soi.

Vous parlez de la formation, mais la famille a-t-elle un rôle dans cet apprentissage ? Est-elle complètement dépassée par cette évolution alors que de nombreux sondages montrent que les jeunes la considèrent comme une valeur forte ?

Une valeur forte, certainement, mais à quel titre ? Sûrement pas en tant qu'instance de formation, bien plutôt en tant que refuge contre les rudesses de la vie sociale. C'est là que se situe le grand changement. En se désinstitutionnalisant, en se privatisant, la famille s'est vidée de son ancien rôle de préparation à la vie sociale. Elle est là pour assurer le bonheur privé de ses membres. Elle s'est dissociée et désarticulée d'avec l'école. Or, l'alliance avec celle-ci était la base cachée du processus éducatif. La famille d'aujourd'hui est extrêmement demandeuse vis-à-vis de l'institution éducative, encore beaucoup plus qu'avant, puisqu'elle lui demande de faire ce qu'elle ne sait pas et ne veut plus faire : socialiser. En même temps, elle est contestataire par rapport à elle, elle lui reproche en fait d'être ce qu'elle est, une institution, avec ce que cela implique de règles générales et impersonnelles, et donc de mise entre parenthèses de la singularité et de la subjectivité des personnes. Les parents ont le sentiment chronique d'une méconnaissance de l'individualité de leurs rejetons ; ils réclament un enseignement personnalisé. Ce divorce est l'un des plus grands problèmes de l'avenir de nos systèmes d'enseignement. D'autant plus qu'il est un formidable multiplicateur d'inégalités. Il n'est pas réparti également dans la société, en effet. Il touche spécialement les milieux populaires (à l'inverse de leurs attitudes antérieures), alors que les milieux aisés sont plus collaboratifs et savent mieux composer les différents ordres d'exigence. Ce devrait être le problème prioritaire d'une véritable réflexion politique sur les conditions de l'éducation aujourd'hui. On n'en viendra pas à bout par quelques bonnes paroles.

Si l'on parle maintenant de ceux que l'on appelle les seniors, ceux-là aussi voient leur espérance de vie progresser régulièrement. Comment ce phénomène modifie-t-il leurs perspectives sociales ? Dans le domaine professionnel, en France au moins, cela ne les conduit pas à souhaiter un allongement de leur vie au travail...

Au contraire ! Sur ce chapitre, la complicité des employeurs qui souhaitent rajeunir leur personnel (et payer moins des salariés débutants) et des employés, qui désirent rejoindre au plus vite l'eldorado de la cessation d'activité, est solidement établie. Grâce à l'allongement de l'existence, grâce à l'amélioration de la santé des populations, grâce au système des retraites, il s'est créé pour le plus grand nombre un « nouveau troisième âge », pour lequel nous n'avons pas de nom, et qui représente un sommet de l'accomplissement personnel. Après le temps de la formation et le temps du travail et des enfants, vient le temps de la liberté individuelle achevée, entre 60 et 80 ans, avant la dégradation du grand âge. Plus de contraintes d'emploi, plus de charge de famille - juste le bonheur des petits-enfants, quand on a le temps, entre deux voyages ou deux activités associatives. C'est un des miracles de l'État-providence européen que cette construction d'une « classe de loisir de masse » qui joue, d'ailleurs, un rôle essentiel dans la vie sociale. Car il n'y a pas plus occupé que ces jeunes retraités en bonne santé. Ils sont la base de masse du bénévolat, ils forment le gros du personnel militant dans le champ politique. Ce sont eux qui lisent le plus de journaux et de livres, qui sont les acteurs les plus assidus de la vie culturelle. Des bienfaits inégalement répartis, mais suffisamment répandus pour avoir donné naissance à un idéal social aussi discret qu'enraciné désormais. Les réformateurs qui l'ignorent, au nom d'un discours purement économique, se vouent à des mécomptes.

Vous pensez que ces réformateurs ne réussiront pas à maintenir au travail plus tardivement ces seniors-là, même si le nombre d'années de travail nécessaire pour bénéficier d'une retraite est accru ?

D'abord, il ne suffit pas de le décréter pour y parvenir. L'équilibre des régimes de retraite conduit à augmenter la durée légale des cotisations, mais pendant ce temps, les entreprises continuent de se délester de leurs salariés de plus de 55 ans - à la grande satisfaction de la plupart de ceux-ci. Il va falloir commencer par affronter cette schizophrénie, à un moment ou à un autre. Les solutions n'iront pas sans révision des conditions de travail et, plus profondément, sans réflexion sur l'utilisation des compétences. Par ailleurs, je suis de ceux qui pensent que les entreprises ne vont pas tarder à découvrir l'utilité des « seniors » dans une série de domaines. Le départ des baby-boomers va créer un très gros trou, et les délocalisations n'ont pas la réponse à tout. Simplement, il va falloir être capable de les attirer, ou de les retenir, au prix d'aménagements importants. Par quelque bout qu'on prenne le problème, on voit que l'époque de la facilité est en passe de se terminer. Nous allons avoir besoin d'une vraie politique des âges dans l'entreprise comme dans la société. Tout est à faire dans ce domaine.

Peut-on considérer que la génération intermédiaire - celle qui n'est plus jeune mais pas encore retraitée pour autant - est une catégorie de « laissés-pour-compte », voire de victimes d'un « déclassement » comme le suggèrent certains sociologues ?

Ce déclassement n'est pas sans correspondre à un vécu assez répandu. Mais il me semble plus symbolique que réel. La maturité n'est plus socialement un idéal, sauf pour les femmes qui réussissent à joindre vie familiale et vie professionnelle. L'âge adulte était le sommet de l'existence, par la reconnaissance de la responsabilité sociale qui lui était associée. Il donnait un statut, que ce soit en tant que chef de famille du côté masculin, ou de mère de famille du côté féminin. Pourvoir à la subsistance de sa nichée, cela posait son homme, cela faisait de lui un membre à part entière de la société. Procréer et élever des enfants, ce n'était pas rien, même si le rôle était moins visiblement institutionnalisé. Tenir son foyer, c'était un accomplissement du destin social de l'être féminin. À l'heure de l'individu privé, ces fonctions ont perdu leur lustre. C'est bien pourquoi les femmes veulent travailler, par exemple. La vie familiale ne vous donne pas une identité sociale. La maternité est un accomplissement personnel, pas un statut. C'est encore plus vrai de la paternité. Le travail est une contrainte qui, dans le meilleur des cas, peut être source d'épanouissement individuel. Mais cet épanouissement ne regarde que vous. L'emploi est socialement intégrateur, et absolument indispensable à ce titre, mais il ne constitue pas un accomplissement existentiel, en dehors d'une étroite minorité. Autant la période de formation est riche de sens, au milieu de ses difficultés, autant la liberté de la retraite est pleine de promesses, autant cette phase intermédiaire de l'activité est grise, avec ses choix arrêtés et son cortège d'obligations. Il n'y a que les bonheurs intimes pour l'éclairer.

Pour conclure : puisque les liens de parenté et l'organisation des âges ne constituent plus, selon vous, les armatures explicites de notre société moderne, quels rôles jouent-ils désormais et quels rôles les voyez-vous jouer à l'avenir ?

Entendons-nous bien. Ils ne comptent plus dans l'armature institutionnelle de nos sociétés, mais cela ne veut pas dire qu'ils ne comptent pas aux yeux des acteurs. C'est même le contraire. Leur valeur privée grandit avec l'effacement de leur rôle institutionnel et aux dépens de la sphère publique. La famille fait refuge contre la société et l'appartenance à la génération, au « groupe de pairs », fait la nique aux règles de fonctionnement officiel. C'est une tension nouvelle au sein de nos sociétés dont nous n'avons pas fini de parler.

La démocratie traverse une crise de croissance

Les idées en mouvement. Le mensuel de la ligue de l’enseignement,
n° 158, avril 2008

Historien, directeur d’études à l’Ecole des hautes études en sciences sociales et rédacteur en chef de la revue Le Débat, l’auteur du Désenchantement du monde (Gallimard, 1985) récidive sur la question de la démocratie en publiant en 2007 deux des quatre ouvrages d’une somme intitulée « L’Avènement de la démocratie ». A lire d’urgence pour comprendre, aujourd’hui, les fondements de la crise de la représentation.

Les idées en mouvement : Comment peut-on expliquer que la démocratie, dont vous dites qu’« elle n’a plus d’ennemis », est, d’un point de vue politique, quasiment inattaquable ?

Marcel Gauchet : Parce que nous sommes incapables d’imaginer un autre régime. Essayez, vous verrez. C’est un phénomène tout à fait extraordinaire, derrière son apparente banalité. Il y a trente ou quarante ans vous trouviez quantité de gens bien convaincus de disposer de solutions alternatives. Ils n’existent quasiment plus. Il y en a encore pour dire du mal de la démocratie, mais ils n’ont rien à mettre à la place. Ce phénomène s’explique par la brutale pénétration du principe de légitimité démocratique : les droits de l’individu, ce que nous appelons couramment « les droits de l’homme ». Nous les connaissions depuis deux siècles, mais ils ont pris soudain une évidence impérative qu’ils n’avaient jamais eue. Ils commandent de manière indiscutable. Nous ne pouvons plus imaginer un pouvoir légitime qui ne sortirait pas de la volonté librement exprimée des citoyens. Le phénomène n’est pas qu’occidental : il est planétaire. Même dans le République islamique d’Iran, on vote. Cela ne veut pas dire que la démocratie règne dans les faits, mais elle est le seul régime acceptable en principe. L’élan est tellement fort qu’il a des conséquences redoutables en pratique : il dicte dans les faits une forme de démocratie, qui finalement est une démocratie minimale. Le plus de droits personnels possibles et le moins de pouvoir collectif possible. C’est par ce canal que le modèle libéral de la démocratie l’emporte irrésistiblement. Comme quoi le triomphe du principe peut se solder par un recul des attributs effectifs de la démocratie.

En quoi l’école entretient-elle le mythe alors que les plus éclairés des citoyens constatent que la démocratie génère, et c’est votre expression, « une anémie galopante » ?

L’école n’entretient pas le mythe, elle est chargée de l’entretenir, ce qui est très différent. Cela en raison de la fonction magique qui lui est attribuée. Il n’y a pas de maux sociaux que l’école ne soit pas supposée capable de guérir. La citoyenneté donne des signes de faiblesse ? Qu’à cela ne tienne, on va renforcer son apprentissage à l’école. Et ainsi de suite. Comme si on ne savait pas que ces inculcations catéchétiques restent généralement vaines, quand elles ne sont pas contre-productives. Dans les faits, cette école supposée produire des citoyens dûment chapitrés engendre une jeunesse remarquablement apolitique et, osons le reconnaître, à forte tendance incivique. Cherchez l’erreur!

Si historiquement « l’originalité occidentale procède de la sortie de la religion », peut-on dire que les tentatives de retrouver celle-ci est au fond un aveu d’échec des démocraties ?

Je ne vois pas tellement les tentatives de retour au religieux se manifester à l’intérieur des vieilles démocraties. Quoi qu’on pense du fondamentalisme chrétien aux Etats-Unis, il ne menace pas la démocratie. C’est plutôt dans des sociétés traditionnelles, où les expressions de la modernité économique, intellectuelle, juridique, politique, font irruption de l’extérieur que l’on observe des réaffirmations identitaires et religieuses emportant avec elles le rejet de la démocratie. Il s’agit plutôt, dans ce cas, d’un échec de la démocratie à s’implanter. De manière générale, je ne crois pas qu’on puisse évoquer un échec de la démocratie. Ce n’est pas de cette façon que le problème se pose. Ce à quoi on a affaire, me semble-t-il, c’est à une crise de croissance de la démocratie. Elle s’est installée, elle a avancé dans ses expressions au point que nous ne maîtrisons plus celles-ci. Elle souffre de graves déséquilibres internes liés à ses progrès mêmes. Nous avons à la réapprendre et à trouver les moyens de la conduire de manière équilibrée. Telle sera la tâche des décennies qui viennent. Souvenons-nous de l’expérience passée : la démocratie a connu des jours difficiles au XXe siècle. Personne n’aurait parié cher sur ses chances en 1939. Et pourtant, elle a su se réformer en profondeur et se stabiliser. Mutatis mutandis, car si les problèmes sont différents, nous sommes dans une situation analogue.

L’actualité nous ramène souvent au thème de la laïcité. Quel jugement portez-vous sur les récents propos du président de la République à ce sujet ?

Les discours de monsieur Sarkozy partent d’un constat juste, qu’il avait déjà exposé il y a quelques années dans son livre sur les religions : « les repères de la laïcité ont profondément changé, les religions ont acquis une légitimité dans l‘espace public que les gouvernements doivent reconnaître ». Il a marqué un point avec cette analyse par rapport à une gauche française enfermée dans de vieux discours et insensible aux évolutions du problème religieux dans la société. A partir de là, il a franchi une étape supplémentaire dans ses propos récents et cette fois, par un démon qui lui semble propre, en voulant pousser son avantage, il a été trop loin. Monsieur Sarkozy, en privilégiant les options religieuses par rapport aux options laïques, s’est mis dans une situation impossible par rapport à une société française où, de toute façon, les pratiquants religieux sont désormais une minorité. Si la République a besoin de croyants, comme il l’a dit, elle a du souci à se faire, car je ne vois pas où elle les trouvera. Le propos est absurde. Ce n’est pas ainsi qu’il faut raisonner, surtout si on se soucie de donner leur place aux options religieuses dans la démocratie, dans la mesure précisément où elles ne sont plus une menace pour elle. Tout ce que j’espère, c’est que ces discours malencontreux ne nous ramèneront pas en arrière, à des polémiques stériles dont nous étions en train de sortir. Ce n’est que dans le strict respect de la laïcité et de la neutralité de l’État qu’il est possible de les faire évoluer.

Propos recueillis par Jean-Michel Djian

Il devient légitime de parler de soi

Philosophie magazine, n°19, mai 2008

L’attention portée à la vie intime des individus est symptomatique, selon Marcel Gauchet, de la mutation que nous vivons et qui est marquée par un nouvel individualisme.

Philosophie magazine : Comment analysez-vous la volonté d’honnêteté du président de la République sur sa vie privée ?

Marcel Gauchet : Elle montre que le strict partage entre privé et public, est devenu intenable. Il existe un mouvement de déformalisation des rôles sociaux où chaque emploi public a perdu son côté rituel, institutionnel, tandis que la personnalité de ceux qui les occupent compte de plus en plus. Les gens veulent en savoir davantage sur la personnalité du Président parce que ce qu’il est dans son individualité la plus intime concerne la manière dont il va exercer sa fonction. C’est un critère de jugement politique. Cette intervention du principe de personnalité dans toutes les dimensions de la vie publique est devenue une donnée. Mais personne n’attend du Président qu’il fasse une conférence sur ses peines de cœur. Le vrai problème pour les hommes publics est de savoir poser les limites entre ce qu’ils n’ont pas à cacher et ce qu’ils n’ont pas à dire. Nous sommes dans une période de reformulation et d’évolution. Si l’on ne voit qu’une personne qui occupe tout l’espace, avec un ego surdimensionné, narcissique et exhibitionniste, et qu’on ne voit plus la fonction, ce sera rejeté.

Quelles sont les grandes étapes historiques de cette promotion de l’intime ?

Au point de départ, il y a probablement l’intériorité religieuse, où l’apport chrétien a été déterminant. La première « intimité » est celle du for intime, du tribunal de la conscience, qui appellent le remords ou la culpabilité. Le christianisme a fortement accéléré ce processus d’intériorisation. La deuxième étape est l’apparition de l’individu dans son sens moderne à partir des XVIe et XVIIe siècles, avec l’émergence du sentiment de la famille et de l’amour, d’une existence personnelle légitime qui se désolidarise de l’existence publique et qui crée une sphère privée. J’ajouterais une troisième étape avec l’émergence de l’intime au sens contemporain. Au tournant des XIXe et XXe siècles apparaît une culture psychologique. Avec la psychanalyse notamment, se dévoile un aspect des individus, l’inconscient, à la fois essentiel et dérobé. Il joue un rôle crucial dans les rapports humains. Depuis trente ans, ce discours psychologique a pénétré toutes les couches sociales. Même si on n’a pas lu une ligne de Freud, on considère comme évident que la sexualité est centrale dans l’identité des gens. Les relations entre personnes sont pénétrées de ce nouveau sens de l’existence psychique. Cela amène un degré d’individualisation bien supérieur. Il devient légitime de parler de soi. C’est l’ambiance de notre temps.

Cette tendance au discours de soi ne menace-t-elle pas l’existence même de la sphère publique ?

Il y a un énorme problème politique. La notion de public est obscurcie par la quasi-impossibilité de nous représenter un monde commun, tellement commun qu’il n’appartient à personne. La pente de notre monde est de conclure : il n’y a que des individus. Pourtant, il y a une autre dimension tout aussi fondamentale qui est que nous ne pouvons vivre comme individus que dans un monde commun. Pour moi, un vrai mutant serait quelqu’un pour qui la dimension de la chose publique aurait disparu. Ce n’est pas le cas dans le monde où nous sommes. De manière parfois désespérée, les gens cherchent à retrouver cette sphère publique qui leur manque. On n’a pas basculé dans une humanité différente, mais ce qui allait de soi ne va plus de soi : la sphère publique est devenue un problème.

Propos recueillis par Michel Eltchaninoff