Les effets paradoxaux de la crise

Marcel Gauchet

Journées d'études du CEVIPOF , Sciences po Paris

Jeudi 1er Octobre 2009

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Deux remarques préalables avant d’en venir à ce que l’on peut d’ores et déjà discerner dès à présent des effets de la crise.

Premièrement sur le caractère paradoxal des effets de cette crise. On peut en effet considérer qu’elle aura eu le bénéfice intellectuel de nous obliger à sortir de tout ce qui, dans les sciences continuent à emprunter à des modèles, au fond, de la causalité physique avec des schémas linéaires de transposition et de contamination de l’économique au social, puis du social au politique. Nous ne sommes plus du tout, en effet, dans cette configuration. C’est un point sur lequel on ne saurait trop insister et, de toutes les manières, nous allons devoir réviser profondément la manière d’articuler ces différents paramètres.

Deuxième remarque préalable à propos de l’ombre gigantesque des années 1930 qui pèse évidemment sur notre perception de la crise. Pour aller très vite, je dirais que la différence - nous pouvons la situer assez précisément, me semble-t-il - tient à l’offre idéologique.

La crise de 1929 intervient dans un contexte où il existe une crise des régimes libéraux très antérieure. On peut la faire remonter, à mon sens, bien avant 1914. Elle accompagne la mise en place du suffrage universel à l’intérieur des régimes libéraux pour aller vite. Elle s’affirme après 1918 où l’on a, tout de suite après la guerre, la cristallisation d’une extrême droite radicale - et même révolutionnaire - à l’enseigne du nationalisme et, dans le sillage de la révolution bolchévique, la cristallisation d’un révolutionnarisme d’extrême gauche armé d’une puissante analyse et d’une proposition idéologique vis-à-vis de la société bourgeoise. La crise des années 30 arrive donc dans un contexte marqué par le développement de la foi révolutionnaire et dont elle va démultiplier les proportions - la crise apparaissant comme la ratification et la certification de cette perspective révolutionnaire qui mobilise les masses.

Rien de pareil dans notre contexte. Nous vivons le crépuscule ou l’éclipse de l’idée de révolution. Nous sommes dans le moment de clôture d’un grand cycle historique - qui se confond en gros avec le vingtième siècle - où ce dessein révolutionnaire, qui a été organisateur du champ politique sur le plan idéologique, est en repli. L’offre idéologique par rapport à la crise que nous vivons est a peu près nulle. En fait, elle se résume à des succédanés d’idéologies du passé dont les adeptes eux-mêmes mesurent bien le caractère peu adéquat à la situation, et qu’ils brandissent plutôt comme des symboles que comme des doctrines opératoires.

Là, il faut rappeler une chose qui, dans l’espace public français, n’est apparemment pas toujours bien comprise : la protestation n’est pas la révolution. Je crois qu’il y a une importante différence parce que précisément, pour que la protestation passe à la révolution, il faut que derrière la protestation il y ait une offre idéologique qui lui donne à la fois l’intensité mobilisatrice sur le plan affectif et un progrès global plus ou moins crédible à une échelle de masse. Nous ne sommes absolument pas dans cette situation. Je crois que rien ne le traduit mieux d’une certaine façon que le recours à l’arme symbolique du suicide au travail pour exprimer un refus social. Là, on est aux antipodes absolus de ce qu’est l’espérance révolutionnaire : la désespérance individuelle transportée dans l’espace public.

J’en viens à ce qu’on peut discerner des effets de la crise. Je retiendrais trois points.

Le légitimisme des opinions

Le premier effet paradoxal de la crise est le renforcement inattendu des pouvoirs en place. Non seulement la crise ne s’est traduite nulle part ni par une déstabilisation des gouvernements en place ni par une radicalisation prononcée des opinions publiques mais plutôt par un confortement des gouvernements installés. Ils sont, somme toute, assez rares à avoir été bousculés politiquement de manière très significative par la crise. Est-ce un si grand mystère ? Non. Tout simplement, les gouvernements de 2008-2009 ne sont pas les gouvernements de 1929-1931. Ils sont devenus des gouvernements - tous quels qu’ils soient et en dehors de tout clivage idéologique - massivement interventionnistes, au mépris de leurs affichages idéologiques antérieurs dont ils n’ont même pas l’air de se souvenir ! Il faut admirer cette aisance dans le virage à 180° sans problème. A l’époque de Staline, on passait des mois à justifier le tournant. Là, on ne se préoccupe même pas de lui donner un contenu idéologique !

J’ajouterais un point à ce propos. Un autre effet mériterait l’exploration. Je n’ai aucune compétence pour le faire mais je le mets dans le programme d’un travail qui me paraît très important : l’effet retraite. En quoi une crise financière peut-elle profondément inquiéter les populations et provoquer une sorte de solidarisation avec les pouvoirs en place ? Tout simplement, au regard de ce qu’est devenue la retraite dans l’imaginaire social de nos sociétés du point de vue des attentes individuelles : le moment qui couronne l’existence sous le signe de la liberté. On comprend alors sans peine, en considérant cette importance des retraites, le souci des populations qu’il y ait toujours quelque chose dans la caisse pour le moment où ils auront à bénéficier de leurs prestations ou pour qu’ils continuent à en bénéficier quand ils en bénéficient déjà. Le dispositif de l’Etat providence, peut-être plus largement même que la retraite au sens strict, est un facteur de légitimisme des opinions qui me semble pas avoir été suffisamment souligné jusqu’à présent.

La délégitimation des élites et le repli sur le privé

Il existe autre effet, plus en profondeur, qui doit être inscrit dans un temps long. Il vient de loin. Il vient de la crise des années 1970 avec les différentes vicissitudes qu’elle a connues. Un pays comme la France - ce n’est pas le cas de tous les pays occidentaux - n’a cessé de vivre dans la crise depuis les années 1970. L’effet peu perceptible - nous manquons d’indicateurs pour mesurer un tel phénomène mais il me semble très perceptible dans les attitudes de l’opinion - est la délégitimation en profondeur des élites dont la traduction politique est essentiellement négative :

1) désaffectation à l’égard non seulement de l’engagement politique mais aussi de l’implication politique la plus élémentaire;

2) scepticisme à l’égard de l’offre politique et repli massif sur les valeurs du privé. Là, on peut observer cette évolution vers la valorisation du domaine privé, qui s’effectue même de manière acritique vis-à-vis des valeurs publiques mais qui les désaffecte de l’intérieur.

Cette délégitimation, du point de vue des comportements politique a plutôt tendance à se traduire par le retrait. Mais il faut faire très attention : c’est un facteur par définition instable. Il peut être aussi bien l’occasion d’une protestation violente. Rien n’est plus envisageable, du point de vue des logiques des comportements, que la transformation quasi-immédiate, à la faveur d’une conjoncture qui le permet, de la désaffection en comportement de rupture, sans dessein politique affirmé, mais avec des effets importants.

La distance vis-à-vis des solutions alternatives

Troisième effet qui me semble perceptible et le plus paradoxal d’une certaine manière par rapport à nos habitudes de pensée qui sont les nôtres depuis longtemps : la crise me paraît avoir pour effet d’accentuer la crise idéologique de la gauche - dans le cadre européen en tout cas. Là, nous sommes aux antipodes des années 1930 où l’effet de la crise a été massivement, en dehors du communisme et de la perspective révolutionnaire, de faire passer un consensus de l’opinion en direction du socialisme. Il a été par exemple très bien analysé dans le cas britannique. Un socialisme personnaliste, humaniste, plus ou moins vague, mais dont la grande traduction vont être les réformes de 1945 qui vont quand même incroyablement infléchir le cours des régimes libéraux.

Nous sommes à l’opposé aujourd’hui : la crise met en évidence le déficit d’alternative et de perspectives crédibles de la part de la gauche. Le porte-à-faux vis-à-vis de la situation de nos sociétés s’accentue. On peut évidemment objecter à cette perspective le succès ou le relatif réinvestissement d’une gauche radicale - je ne dirais pas une gauche révolutionnaire mais une gauche de principe. En effet, c’est un des effets très probable de cette crise : une gauche pour laquelle on vote non pas parce qu’on croit aux perspectives qu’elle trace - dont d’ailleurs très souvent les dirigeants eux-mêmes ne croient pas au caractère praticable- mais parce qu’elle a une dimension symbolique de protestation. Un gauche qui, dès lors, n’est jamais suffisamment marquée comme protestation et qui favorise des options radicales, sans illusion sur le résultat qui peut en découler. Ceci ne fait en retour qu’accentuer la difficulté d’être de la gauche de gouvernement dont les efforts pour se rendre en quelque sorte crédible sur le plan du praticable politique achève de la disqualifier au regard de son électorat naturel. Elle est dans une situation très difficile.

Je terminerais par une note sur la prudence que nous devons garder. Ne nous hypnotisons pas sur le court terme. La nature même des quelques effets que je viens d’évoquer fait que cette tranquillité relative de surface, le légitimisme des opinions, ce repli sur le privé, cette distance vis-à-vis des solutions alternatives, n’en sont pas moins porteurs d’une instabilité principielle du champ politique dont nous ne pouvons savoir ce qu’elle donnera mais qui est un élément que nous devons garder à l’esprit devant toute appréciation de l’évolution future de nos sociétés.

Crise économique et crise démocratique : Trois questions à Marcel Gauchet

Institut d'Etudes Politiques, Strasbourg, 16 avril 2009

A l'occasion d'une conférence intitulée "crise économique et crise démocratique " organisée par l'AUP (Aumônerie Universitaire Protestante), le BDE (Bureau des Elèves) de l'Institut d'Etudes Politiques de Strasbourg et l'association Sciences Po Forum, Marcel Gauchet a répondu à quelques questions des étudiants concernant la crise.

Monsieur Gauchet, pouvons-nous dire qu'il y a un échec du pouvoir politique à gérer la crise? Peut-on parler de faillite politique des démocraties occidentales?

Avec les enseignements que nous avons tirés de la crise de 1929, nos sociétés ont évolué vers un type d'économie mixte, appliquant les principes keynésiens (en référence à l'économiste britannique des années 1930-50, John Meynard Keynes). D'après ces principes, l'État doit soutenir la croissance en investissant dans l'économie et en encourageant la consommation des ménages. Puis, il y a eu le tournant des années 1970, caractérisé notamment par le désengagement de l'État. Aujourd'hui, le néolibéralisme touche à ses limites. Nous faisons face à un problème de vide moral et spirituel: les économistes ne font que décrire la crise par un mou consensus, sans donner d'explications de fond. La crise économique reflète une crise intellectuelle et ne propose aucune alternative, aucun plan B.

Est-il possible d'affirmer que les démocraties occidentales se sont faites rattrapées par le système économique qu'elles ont elles-même créé? Peut-on encore qualifier une société de démocratique alors même que son système économique échappe au contrôle du pouvoir politique et à celui des citoyens?

Oui et non. Oui parce que le pouvoir politique démocratique n'entend pas réguler toute vie économique: le libéralisme, c'est d'abord et avant tout les libertés privées. Non parce qu'il y a aujourd'hui une dépossession devant la maîtrise du destin de tous, et cela est une insulte à l'idée même de démocratie. Nous définissons nos sociétés occidentales comme étant des « démocraties libérales ». En réalité, ce sont deux composantes qui ne vont pas de soit. L'adjectif libéral renvoie aux libertés privées, alors que l'aspect démocratique suppose la transformation de ces libertés en pouvoir politique, en pouvoir collectif. Les gouvernement actuels n'ont pas su faire cette transformation. Nous pouvons parler de crise démocratique dans le sens où nos sociétés occidentales ont évincé le gouvernement du peuple par lui-même. Toute la délicatesse de la question est de retrouver l'équilibre de nos régimes politiques. Si d'un côté, la démocratie peut être tyrannique lorsque la majorité impose à la minorité, de l'autre le libéralisme peut entraîner l'impuissance du pouvoir politique.

Dans l'ensemble des choses que nous venons d'aborder, comment envisagez-vous la place de l'homme en tant qu'individu et en tant que citoyen?

La crise a des implications morales et existentielles. Nous ressentons une interpellation personnelle, comme une sorte d'écho qui est présent dans le comportement de chacun. Les crises économique et démocratique soulèvent la contradiction inhérent qu'il y a en nous. Alors que le travailleur est soucieux de ses droits sociaux, le consommateur veut tout, tout de suite, et au plus bas prix. Alors que le citoyen est consterné par tout ce qui se passe, l'individu privé est recroquevillé sur ses intérêts personnels. De ce fait, la crise actuelle, à l'inverse de celle de 1929, est une crise autant interne qu'externe. En conclusion, nous pourrions dire que la crise provoque remise en cause profonde de nos sociétés.

En d'autres mots, on leur pose la question de se transformer. En d'autres mots, les citoyens et l'ensemble de la classe politique semblent leur poser la question de se transformer, sans pour autant apporter de réponses. Mais si les mouvements qui s'opèrent sont lents et silencieux, je pense néanmoins qu'une autre société économique et démocratique est bien possible.

La confiance est le moteur de l’éducation

La Croix, mercredi 16 septembre 2009

L’obéissance que les enfants doivent aux adultes repose sur le besoin qu’ils ont d’être protégés et sur la conviction qu’on agit pour leur bien.

La Croix – Pourquoi, selon vous, le mot « obéissance » a-t-il été banni du vocabulaire des éducateurs ?

Marcel Gauchet - Ce mot a été réduit à la dimension de dressage, devenue le repoussoir absolu dans l’éducation d’aujourd’hui, qui fait appel à la compréhension et exclut tout mouvement d’imposition autoritaire, supposée être incompatible avec cette compréhension.

Bien sûr que l’éducation humaine n’est pas le dressage animal. Bien sûr qu’il y a eu des abus d’autoritarisme stupide. Mais une fois qu’on a dit cela, on n’a vu qu’un aspect du problème, par un tout petit bout de la lorgnette. Un peu de réflexion éloigne de l’obéissance, mais beaucoup de réflexion y ramène !

Il faut en effet rappeler ce principe essentiel : nous vivons dans des sociétés démocratiques, où l’obéissance joue un rôle fondamental. « L’obéissance à la loi qu'on s'est prescrite est liberté », écrivait Rousseau dans Le Contrat social. L’un des principes fondamentaux de la démocratie est que chacun accepte d'obéir aux lois qu'on s'est collectivement fixées.

Qu'est-ce qui justifie cette obéissance spécifique que les enfants devraient aux adultes ?

Nous sommes dans un moment de folie idéologique, où l'on pourrait compléter le premier article des droits de l'homme : « les hommes naissent libres, égaux... et adultes »! Or, les hommes ne naissent pas adultes, mais enfants. Ce qui les met dans une situation de dépendance, de tutelle. Les enfants ont objectivement besoin d'être protégés pour mener une existence satisfaisante, grandir, se développer. Ils ont besoin que les adultes se placent du point de vue de leur bien. C'est ce besoin de protection qui fonde l'autorité des adultes sur eux et donne à l'obéissance des enfants un sens.

L’âme de cette relation particulière adultes-enfants, c'est la confiance. Et il faut dire que dans la majorité des cas, les enfants font confiance aux adultes. Parfois même de manière déraisonnable - et il faut les en protéger, là aussi. Ce n'est donc pas simple. Mais c'est ce principe qui doit nous guider, comme dans la vie sociale en général. La confiance est l'élément positif, le moteur de l'éducation. Avant même de comprendre pourquoi on lui demande de faire ou de ne pas faire telle ou telle chose, en faisant confiance à l'adulte, l'enfant se pénètre de l'idée que l'adulte fait quelque chose qui a un sens pour lui. Et dans la grande majorité des cas, les enfants se soumettent volontiers, car ils sentent très bien, très profondément, que leurs parents les aiment et les protègent.

Le fait d'agir au nom du bien de l'enfant a entraîné pourtant des dérives.

A partir du moment où il y a un pouvoir des adultes sur les enfants, il y a effectivement risque d'abus. Y compris dans la démagogie dont on fait preuve à leur égard en les laissant faire ce qu'ils veulent. L’éducation est un art, fait d'équilibres subtils, où il faut combiner – comme dans la vie sociale - des choses apparemment contradictoires : les libertés et la soumission, non pas à un arbitraire personnel, mais à des règles dont on pense qu'elles ont une valeur supérieure.

Faut-il aussi apprendre aux enfants à désobéir à certains ordres injustes ?

A partir du moment où on comprend qu'il y a de bonnes raisons d'obéir, on comprend qu'il y a parfois de très bonnes raisons de désobéir. Il y a des ordres auxquels il faut savoir s'opposer. Mais pour savoir désobéir à des ordres inacceptables, il faut avoir compris qu'il y a des ordres acceptables, justifiés, auxquels il y a du sens d'obéir. C'est l'un des grands apprentissages de l'existence.

Autrement dit, les enfants qui n'ont pas appris à obéir ne sauront pas non plus désobéir à des ordres injustes ?

C'est souvent le cas aujourd'hui ! Ils désobéissent volontiers à ce que leur demandent leurs parents et se soumettent aux injonctions pas toujours sensées de leur bande, ou à certains commandements stupides qui leur sont déversés par la publicité, les médias, et auxquels il serait très utile de leur apprendre à désobéir !

Recueilli par Christine Legrand

L'autorité, condition de l'éducation

Vidéo « L'autorité, condition de l'éducation » par Marcel Gauchet(format F.L.V, 291 Mo)

Mercredi 30 septembre 2009, Marcel Gauchet a inauguré le cycle de conférences "Mercredis de Créteil" proposé par l'Académie de Créteil avec un thème qui concerne tous les enseignants : «L'autorité, condition de l'éducation».

L’autorité de l’institution scolaire est prise entre deux feux. D’une part, l’espèce d’appel lancinant au retour de l’autorité et, de l’autre côté, une analyse en termes de fin de l’autorité (Alain Renaut) qui nous explique que dans un univers démocratique elle est une catégorie obsolète sur laquelle il n’y a plus lieu de discuter. C’est précisément cette aporie qu’il faut dépasser.

Y a-t-il véritablement une fin de l’autorité ? Pour Marcel Gauchet, nous assistons à la fin d'un certains âge de l'autorité. Nous en avons fini avec l'autoritarisme mais nous ne faisons que commencer avec la question de l'autorité.
Mais s’il n’y a pas fin de l’autorité mais métamorphose profonde des modalités dans lesquelles s’exerce ladite autorité (dont il faut en plus éclairer la raison d’être dans le cadre scolaire), à quelles conditions cette autorité peut-elle jouer dans l’aspect institutionnel qui est celui de l’éducation ?